Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/591

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand je le quittai, vers deux heures du matin, il m’avait conquis et je n’avais plus qu’une envie, le revoir. Ce désir étant celui de tous les convives de la rue Richepanse, nous installâmes, d’un commun accord, une petite vie de rencontres quasi quotidiennes et de causeries à six ou sept, qui est un des aimables souvenirs de mon existence. La politique, qui divise, était bannie de ces entretiens. Mais il y était constamment question de la France et de son avenir. Sans forfanterie ni banalité. Marchand a toujours eu les yeux fixés sur sa patrie, comme un enfant fou de sa mère, et il a toujours cherché avidement, dans tous les ordres d’idées, le moyen le meilleur de la servir. Le reste, à ses yeux, ne compte guère, ou ne compte que dans la mesure de l’apport au pays. Il faut l’entendre prononcer ces mots : « le pays », « la nation », en appuyant sur la finale, pour comprendre ce qu’il y met.

À quelque temps de là, ma mère, qui admirait et aimait Marchand, comme je l’admirais et l’aimais moi-même, eut l’idée de réunir en son honneur, dans ce vaste appartement de la rue de l’Université, où était mort Alphonse Daudet, tous nos amis et toutes ses relations. Ce fut une soirée inoubliable. Le véritable Paris, celui de la littérature, des arts, de la science et de la société, le Paris donneur de couronnes, mais qui ne galvaude pas son laurier, vint rendre hommage à celui que Coppée appelait magnifiquement l’Africain. Pendant deux heures, jeunes et vieux défilèrent devant lui et lui serrèrent la main, sans que Marchand manifestât la moindre fatigue, ni la moindre impatience. Mme Litvinne et Mlle Hatto, celle-ci étincelante et souple comme une naïade, chantèrent divinement tout ce qu’elles savaient. Mounet-Sully lut, comme il pouvait lire, des Contes du lundi et du Musset. Un flot de jeunes filles, parmi lesquelles on remarquait deux sœurs exquises dans leurs robes de satin noir, l’une avec rubans et fleurs rouges, l’autre avec rubans et fleurs mauves, reprenaient les refrains des chansons. Une allégresse générale, une vaste espérance flottaient au-dessus de cette assemblée, où brillaient les uniformes glorieux de Baratier et de Hourst. Je crois qu’une puissante personnalité non égoïste, quand elle est ainsi point de mire — au sens de mirari — diffuse ses rayons à travers ceux qui l’environnent et qui s’en trouvent illuminés. Marchand nous distribuait ses trésors,