Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/597

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regarder à droite et à gauche. » Si exercée que soit ma mémoire, je regrette de ne pouvoir me rappeler tous les propos de ce perpétuel inventeur, qui forcerait la destinée avec ses dents, si ses bras n’y suffisaient point.

Il aime de passion les choses et les gens de la mer. Un de ses axiomes est qu’on ne doit pas confondre le marin avec « le terrien embarqué ». Un autre est que certains appartiennent, dès leur naissance, à l’élément eau, comme d’autres à l’air et au feu. Un troisième est que celui qui n’est pas né marin ne peut comprendre la politique d’Empire, ou bien, s’il s’y lance, est destiné à un échec. Quand il développe ce thème, les arguments se pressent de partout dans son esprit et sur ses lèvres. Il cite des noms. Il veut convaincre. Il réfute les objections, vlan et vlan. Il charge les arguments adverses avec bonne humeur. Il rit, il s’anime, il est étonnant. Puis, s’il s’aperçoit qu’il a affaire à une personne butée ou ignorante, il tourne court soudain et parle d’autre chose.

Son prestige auprès de ses amis et compagnons, des Hourst, des Baratier, des Mangin, était, à l’époque, saisissant. Je nous vois réunis chez lui, rue Chauveau, à Neuilly, autour d’une table couverte de bonnes choses, qu’il n’était pas permis de ne pas achever : « Je ne veux pas de restes… » Ah, sacreblotte, de quel ton il vous lançait cela ! De quoi parlait-on, de tout et de rien, de littérature, de peinture, — c’était le temps de l’exposition des Beaux-Arts, — de philosophie, de célébrité.

— C’est tout de même gentil, voyons, Marchand, la célébrité, disait Hourst. Surtout en France, où l’homme célèbre jouit des attentions les plus délicates… cela ne consiste pas seulement en acclamations et en serrements de mains.

Je citai le mot de mon père sur la célébrité : un cigare allumé, mis dans la bouche du côté du feu.

— Très exact, fit Marchand. Pour moi, la renommée a pris surtout la forme d’invitations à dîner et de bronzes. Léon en sait quelque chose — il m’avait donné une cinquantaine desdits bronzes à garder, pendant sa campagne de Chine. — Or, j’avais l’estomac détraqué par mes séjours en Afrique et je n’ai point une dilection particulière pour les bronzes. En revanche, je désirais travailler, et le vacarme fait autour de mon nom, malgré moi, me gênait souvent.