Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/598

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Il conclut, non sans mélancolie : « Si j’avais la moindre vanité, tout cela m’eût peut-être amusé. Malheureusement je n’ai pas de vanité. Je n’ai que de l’orgueil ».

Il aurait pu ajouter « pour les autres ». Il avait soin en effet de reporter sur ses camarades la plus grande part du mérite qu’on lui attribuait.

Le souvenir de l’Exposition universelle de 1900 — qui fut une sorte de trêve au milieu des luttes politiques d’alors — est lié pour moi à la physionomie de Marchand. Il habitait, chez des amis, au fond d’une petite villa de l’avenue Malakoff et venait chaque jour donner un coup d’œil, sur la rive gauche, à des travaux de cartographie officielle, où sa compétence est grande, comme on pense. Nous prenions rendez-vous pour dîner, en compagnie de Mariéton, de Mounet-Sully, de l’un ou de l’autre, dans un des nombreux restaurants français, étrangers, exotiques, qui ne manquaient pas à la grande kermesse. Combien je fus plaisanté pour avoir commandé, au restaurant chinois, un rôti de veau à l’oseille, à la place d’ailerons de requin ! Le restaurant provençal était un peu reculé et délaissé, dans la direction de la tour Eiffel ; cependant Pauloun y réclamait consciencieusement la bouillabaisse et l’agneau rôti, ainsi que la tarte à l’anchois. Le « roumain » nous vit souvent, de même que la « feria » espagnole, où il y avait des danses aussi remarquables qu’au Bourrero de Séville, mais où l’huile était réellement infecte. Le « russe », avec ses multiples zakouskis et ses eaux-de-vie de couleur, ne manquait pas d’attraits non plus. D’un commun accord « l’allemand » avait été rejeté à jamais, pour les motifs que l’on devine, bien qu’il fût de bon ton d’y aller boire un verre de vin du Rhin et d’y régler des additions exorbitantes. Mais nous nous fichions du bon ton. Ce qui nous plaisait, c’était le coudoiement d’une foule disparate et bruyante et aussi le spectacle de la Seine au jour tombant, par un beau soir d’été, avec ce campement de petites maisons bleues, blanches, roses et de palais dorés. Décor si vous voulez, mais charmant décor, aménagé par un commissaire général qui devait être un homme de goût.

Marchand a une funeste manie : il veut toujours régler l’addition, même et surtout quand il est invité. À peine aperçoit-il le maître d’hôtel, apportant sur une assiette la douloureuse,