Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/609

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rend voltairien, à quelques mètres de son ami Montesquieu. Mais quelle différence entre un Cruppi et une larve du style de Hanotaux, toujours biaisant, toujours tremblant, toujours fuyant ! Je m’entendrais fraternellement avec Cruppi dans l’île déserte, au lieu que je ferais cuire Hanotaux, avec beaucoup de beurre, car il est un peu sec.

Le chirurgien Paul Reclus était aussi anarcho qu’il est possible de l’imaginer, mais d’une séduisante intelligence et savoureux comme un pain un peu brûlé. Quand j’apercevais, de l’antichambre, sa petite silhouette grisonnante, son visage creusé, sa barbiche, j’allais à lui tout droit, avec la certitude d’entendre quelque chose de neuf et d’intéressant. Je ne m’étonne pas qu’il ait aimé cette bonne pâte de Brissaud et que Brissaud l’ait aimé. Nous sommes-nous assez disputés quant à la fameuse Affaire, dans les coins, cherchant à fuir la surveillance de « Fœmina », qui nous aurait interrompus et grondés ! Mais, avec cet homme-là, toute dispute tournait à un peu plus de sympathie pour lui, vu sa bonne foi, sa chaleur et ce je ne sais quoi qui émane d’une personne dévouée au genre humain, sans phrase ni attitude. Cette famille Reclus a décidément de la grandeur, Paul Reclus prônait le désordre social, par amour de l’individu, et on le sentait tout proche de l’ordre. Peu dialecticien, il n’écoutait guère les raisons qu’on lui donnait, car la charité, la générosité l’emportaient en lui sur le jugement. Il était, dans son métier, un dispensateur de bienfaits, une conscience scrupuleuse, « quelqu’un de chic », comme on dit en salle de garde. Et comme il riait bien, franchement ! Je ne pardonne pas à la mort d’avoir enlevé si tôt Vivier, Brissaud et Reclus. Après tout, peut-être leur en voulait-elle de la retarder trop souvent.

Sans chercher ici les contrastes faciles, je vous avouerai que Pozzi, autre chirurgien fort différent, ne m’intéresse pas du tout, mais là, pas du tout. Il est bellâtre, pommadé, bavard et vide. On le sent faux et emprunté jusque dans ses gestes, jusque dans le son de sa voix. Sa politiquaillerie vaut sa science, qui ne vaut rien. Il a trente mille admiratrices, à cause de son air mousquetaire ; je ne lui connais pas un défenseur. Je le range dans la catégorie des Poirier, des Albert Robin, des beaux néants, semés d’intrigues et fleuris de fatuité.