Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/614

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et il n’en fait nullement parade, satisfait du suffrage de quelques connaisseurs. La discrétion est une de ses joies intimes. Il éprouve à garder, pour sa délectation intime, une bonne histoire, le même plaisir que d’autres à la divulguer. Il échappe aux raseurs par la masse, et les écarte doucement sans les voir. Il suit les travers humains jusqu’à leurs origines, non sans un franc et large rire, lequel indique qu’il a trouvé. Que de bons moments passés ensemble, au milieu de la comédie des salons !

Paul Viardot, musicien qui a de qui tenir, possède une haute, large, puissante fantaisie, adéquate à son aspect sympathique, sur lequel il commençait à peine à neiger. Sa généreuse gaieté, ses imitations de belge et de méridional, sa verve magnifique et sans cesse renouvelée, le rendaient cher à toutes et à tous. Il me rappelait, par endroits, Armand Gouzien et sa bienveillance chaleureuse. Il y a des êtres bénis du ciel, qui se déploient sans blesser ni offusquer personne, qui gesticulent au milieu des verreries, sans les effleurer, dont la verve est tonique et toujours neuve. Paul Viardot est de ceux-là. Son répertoire est inépuisable.

C’est lui qui, passant dans une rue de Marseille, entendit une femme crier à son tonnelier de mari : « Dépêche-toi, voyons, de plier les bouteilles !… »

C’est devant lui qu’un brave Belge apostropha une servante, qui vidait son eau sale jusque dans la direction de son pantalon : « Alleye, honteuse ! »

Il faut le voir mimer ces histoires, écartant de son front une mèche fournie et violente de cheveux plats, son verre d’orangeade à la main. Mais il faut le voir aussi au piano, devenu pathétique, arrachant au clavier l’âme de Chopin toute fumante et descellant la dalle de Beethoven. Ici c’est un autre Viardot, un inspiré du son, le regard perdu, le torse rejeté en arrière, ou courbé sur les notes avec amour et se grisant de son propre génie évocatoire. Tant qu’il y aura des Viardot, des Risler, des Bellaigue, les maîtres de la musique ne seront jamais morts et leurs voix ranimées viendront éveiller les ancêtres innombrables engourdis en nous-mêmes.

Je ne veux pas jouer aux rébus et on ne me reprochera pas de masquer les personnalités que j’introduis ici. Néanmoins je préfère vous laisser deviner le nom de la jeune et brillante