Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/621

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mon père travaillait, penché sur son pupitre, à cause de sa myopie. Il leva la tête et reconnut « les grands diables », fils de son cher Alfred Stevens, qu’il aimait tant, puis Catherine Stevens, dont le fiancé fixa son attention : « Ah ! ah ! médecin comme Léon. Vous n’avez pas l’air de porter le diable en terre, au moins. Je vous en félicite. Je parie, belle jeunesse, que vous êtes à la recherche d’une omelette. Eh bien, allez donc à l’Ermitage ! » C’était un très aimable caboulot de la forêt de Sénart, auprès duquel habitait Nadar. Vivier sauta sur ce nom, qui lui faisait déjà, dans l’esprit, un petit paysage. Puis il raconta quelque chose de charmant et de rapide, que reprit Alphonse Daudet, et ce court duo multiplia la joie du beau soleil. Quand, les verres vides, il se leva pour prendre congé, nous étions amis. Mon père me dit : « Cette charmante jeune fille a fait un fameux choix. J’ai rarement vu un être plus sympathique, plus entraînant que ce Vivier. À ta place, je me serais fait inviter ». L’envie ne m’en manquait certes pas, mais je craignais d’être indiscret et, les raccompagnant jusqu’à la grille, j’entendis la voix de mon condisciple, qui fredonnait le refrain du général Lasalle :

Amis, il faut faire une pause :
J’aperçois l’ombre d’un bouchon…

Le temps passa. Je retrouvai Vivier chez Georges Hugo, dont la maison était alors la plus brillante et la plus accueillante de Paris. On y dînait, on y jouait de la très bonne musique, on y soupait, on y dansait, on y bavardait, on y récitait des vers et Paul Mariéton y faisait feu des quatre pieds, en bégayant de toutes ses forces. C’était à qui le turlupinerait, pour recevoir en pleine figure un de ces mots inoubliables, dont on se réjouissait ensuite pendant quinze jours. Il prétendait que sa calvitie l’enrhumait et passait sur son crâne ses mains potelées, ses patoches, comme nous les appelions. Alors Vivier, interrogé par lui, donnait paternellement son avis : « Dans ce cas-là, mon cher Mariéton, je conseille hardiment la perruque.

— Vous n’y pen… pensez pas… ma ca… calvitie fait partie intégrante de ma per… personnalité… Qu’est-ce que di… dirait mon concierge !

— Vous lui exposeriez vos raisons, auxquelles un concierge,