Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/629

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lui interdis le vin et le tabac, qui l’aident à vivre, gagnera peut-être une semaine ou un mois en tout, mais tombera dans la mélancolie. Alors, qu’il boive et fume sans entraves ! » Il interrogeait peu, préférant que son client se déboutonnât de lui-même, eût le mérite de la confession spontanée. Il n’était jamais pressé. Il pouvait passer, comme Potain, deux heures à examiner un organisme, selon sa méthode complète, qui partait de la circulation, pour aboutir au système nerveux, par le tube digestif et la respiration. Sa douceur, ses précautions de langage, sa commisération étaient infinies. Il écoutait patiemment les longues doléances des vieilles dames, les explications de caractère des neurasthéniques, les plaintes interminables des chroniques : « Ne vous excusez pas. Je suis là pour ça… Prenez votre temps. Rassemblez vos souvenirs ». Menacé lui-même et le sachant, il se soutenait en rassurant les autres, il leur citait des cas analogues au leur et qui avaient complètement guéri.

Trop souvent les médecins, à partir d’un certain âge, entrent dans une série de marottes dont ils ne se départissent plus, qu’ils appliquent à tous indistinctement. Henry se méfiait de ces cristallisations. Quand un remède ne produisait pas l’effet attendu, il passait à un autre, cherchant avant tout à décrocher le mal en une fois, sans lui laisser le temps de s’aguerrir. Car le mal, lui aussi, s’habitue au traitement. Il avait de longues conversations avec son pharmacien, poursuivant sans cesse des perfectionnements pour l’administration des bromures, de la colchique, de la valériane, des colloïdaux. Quand le fait contredisait la théorie, il renonçait à la théorie. Sacrifice dont la plupart des savants sont incapables. Charcot se buta toute sa vie à une description de l’hystérie qui ne correspondait pas à la réalité, à une doctrine des localisations cérébrales manifestement enfantine et fausse, à une conception erronée de la structure histologique du foie. Ces entêtements faisaient rire Vivier. Il opposait aux fantaisies des disciples la même dénégation, courtoise mais ferme, qu’à celles des maîtres. Comme l’événement confirmait ses prévisions, il fallait bien, en fin de compte, lui donner raison.

Ce génie médical est demeuré pour moi une preuve éclatante de la malfaisance des concours. Incapable de flatter, comme de mentir, Vivier avait renoncé, dès le début de ses