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EDOUARD DRUMONT

faisait l’effet du pas de l’Histoire, avant qu’elle ait tourné le bouton de la porte. « Bonjour, mon petit. — Bonjour, patron. Je ne veux pas vous déranger. Je traiterai aujourd’hui ceci ou cela. — Mais très bien, ça va, évitez seulement ceci ou cela. » Drumont était un maître en journalisme ; il m’a inculqué quelques principes dont j’ai reconnu l’efficacité, notamment celui de la répétition : « L’idée la plus simple, si elle n’est pas ressassée, n’entre pas dans leurs cerveaux ». Leurs, ils, ainsi l’auteur de la France juive désignait le public en général, dont il connaissait et brusquait les préjugés. Il aimait ses lecteurs, il les considérait comme des amis, il usait envers eux de ce ton bonhomme et cordial qui rendait d’autant plus terribles les coups de bâton et de barre de fer à l’adversaire… Quelquefois « monsieur était sorti » et je savais ce que cela voulait dire. Je me dirigeais vers les jardins de la tour Eiffel. Bientôt j’apercevais une forte silhouette en paletot de fourrure ou paletot léger, selon la saison, marchant dans le vent, la bise ou le soleil, tenant une liasse de journaux à la main. Nous devisions tout en nous promenant et, de temps en temps, Drumont humait avec plaisir l’air vif et salubre de son vieux Paris ou regardait, comme un paysagiste, le clair ruban de la Seine et les ponts.

Et aussi, dans les grandes et dramatiques circonstances — que j’espère bien vous compter un jour — je tombais passage Landrieu vers les onze heures, minuit, et je sonnais jusqu’à ce qu’on vînt m’ouvrir. Alors Drumont se levait et me rejoignait dans son vaste cabinet de travail du premier étage, où foisonnaient d’autres livres, d’autres tableaux, d’autres statues. Je lui exposais la situation. Il ne s’emballait jamais, n’était jamais fébrile et donnait toujours un avis judicieux, qu’il avait la paresse d’imposer ensuite à ses confrères et complices en patriotisme, Lemaître, Rochefort, Coppée, ou à ses collègues parlementaires. Car il n’avait pas la patience angélique, ni la force de persuasion de Maurras. Il jetait, comme on dit, le manche après la cognée : « Je vois les choses ainsi. Si vous n’êtes pas de cet avis, tant pis, zut et bonsoir ! » Il faut dire aussi que Lemaître a toujours été hésitant, Rochefort distrait, et que Coppée n’aimait pas la politique. Drumont avait le sens de l’action plus prononcé que ses copains. Souvent, si on l’avait écouté, on eût évité bien des faux pas.