Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/64

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Quelquefois, c’était le début qu’il faisait attendre, au bord de ses lèvres ourlées et rouges, puis lâchait magnifiquement :

Qu’il soit en.c.c.c.c.courtiné de beb.r.r.rocard ou de serge.

Ces vers trop fameux et qui semblent aujourd’hui, tels de vieux coquillages, avoir perdu leur écho, n’étaient pas encore réunis en volume. Ils jouissaient d’une grande réputation. Dès que Heredia, naturellement flâneur et fumeur de cigares énormes et exquis, avait composé un sonnet, il le promenait et le récitait par la ville, de sorte que chaque auditeur ou groupe d’auditeurs se croyait ainsi privilégié. La légèreté de son bagage a été pour beaucoup dans sa renommée. Il fut homme non seulement unius libri, mais encore unius libelli. Ainsi paraissait-il, à la gent irritable des confrères envieux, moins redoutable que s’il eût été à la tête d’une dizaine de volumes ou de pièces en vers. Il lui était beaucoup pardonné, parce qu’il avait peu écrit. Par ailleurs, il traduisait une Véridique Histoire de la conquête de la Nouvelle Espagne, dont il citait volontiers des phrases retentissantes, accompagnées d’un fulgurant regard. Enfin, il avait toujours à l’horizon un Don Quichotte, exactement transporté de l’original en français, qui eût été l’image fidèle du chef-d’œuvre de Cervantes. Il est bien malheureux que ce travail n’ait pas vu le jour. Ancien chartiste, érudit autant que poète, grand admirateur de Quicherat, de Morel-Fatio et de Mérimée, Heredia était d’un contact agréable. Mais il manquait totalement de caractère. Barbey d’Aurevilly disait de lui : « C’est un nègre, mossieur… » Après de si brillants débuts et l’apogée académique, la suite de son existence littéraire devint, comme nous le verrons, mélancolique. Le temps de Lemerre fut son beau moment.

Nous aurons ainsi à constater, chemin faisant, les hauts et les bas de bien des réputations littéraires. Tel, qui eut un départ lumineux, rentra dans l’ombre assez vite. Tel, au contraire, peina longtemps et obscurément, puis arriva soudain à la gloire. Il est assez rare qu’un écrivain se maintienne toute sa vie sur la ligne de faîte.

J’ai prononcé le nom de Barbey d’Aurevilly. Le public a été deux fois injuste envers lui : d’abord en ne lui accordant pas la