Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/645

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
633
« LE SOLEIL »

sur son terrain et dans ses lignes. D’autre part, et en ne considérant que son influence littéraire, il a fortement contribué à la débâcle du naturalisme, à l’enfouissement des ordures de Zola. Il a assaini l’atmosphère par quelques vues nettes et antiseptiques, tassé le sol à coups de bâton. Il domine l’entre-deux-guerres de toute la taille. Tandis qu’à gauche il imposait le silence aux vidangeurs, à droite il faisait taire les renaniens. Il a découronné le doute et montré le charnier sous le scepticisme. Il y eut, dans l’embouchure de sa trompette, l’annonce des immenses événements actuels.

Mais on pourrait écrire un volume entier sur Drumont, et telle n’est pas mon intention. La postérité saisira mieux que nous les dimensions de ce géant casanier, sensible, souvent de mauvaise humeur, habité par une conscience à sa taille, où guerroyèrent des paysans, de rudes bourgeois, des paladins, et penché sur la fenêtre des siècles, sa massue à côté de lui. J’ai voulu seulement fixer ici l’aspect familier de son immortel visage.

En même temps qu’à la Libre Parole et au Gaulois je collaborais au Soleil, situé sur les boulevards, au coin de la rue de Richelieu. Les bureaux en étaient bas de plafond, de sorte que les rédacteurs avaient l’air d’écrire dans la Maison du baigneur. C’étaient de braves et anciens journalistes conservateurs, accoutumés à défendre les traditions françaises contre l’esprit révolutionnaire, selon de vieilles méthodes, courtoises, mais inefficaces, et bien modestement rétribués. On remarquait, parmi eux, de Bonvillier, aimable et discret, qui ne proférait pas un mot plus haut que l’autre ; Huillard, qui écrivait aussi au Gaulois ; le doyen de la maison, qui s’appelait, si je ne m’abuse, « monsieur Maréchal », noble et souriant visage encadré de cheveux blancs, lequel ne quittait jamais son pupitre. La maison avait connu la prospérité du temps de Hervé, car c’était la première feuille de droite qui s’était mise à un sou-cinq centimes. Puis des coups de barre malheureux avaient mené le bateau vers les trous d’eau et les récifs, de sorte que les abonnés diminuaient, s’égaillaient, sans que montât la vente au numéro. C’est alors que les puissants et mystérieux actionnaires, qui subventionnaient cet astre au déclin, s’avisèrent de mettre à sa tête un professionnel, Numa Baragnon, afin, pensaient-ils, de le relever.