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« LE SOLEIL »

ne pus m’empêcher de rîre tout en m’exécutant. Un peu gêné, mais guilleret, il ajouta : « Vous êtes un brave homme ». Je serrai ce brevet sur mon cœur.

Le soir, je contai mon aventure à Maxime Dethomas, grand amateur de baragnonneries. Il fut pris d’un fou rire tel qu’il ne pouvait plus s’arrêter. Nous nous réjouissions surtout du contraste entre les nobles et richissimes personnages du conseil d’administration du Soleil et la triste purée du gras tapeur dont ils avaient fait un chef et un guide. J’eus soin d’attendre désormais, pour me faire régler, que Baragnon fût en conversation avec une autre victime.

Le Soleil déclinait, déclinait. Le bruit courait que ses bailleurs de fonds, qui représentaient à eux tous, ajoutait-on, — mais on devait exagérer — quelque chose comme cinq millions de revenus, hésitaient à combler un déficit d’une vingtaine de mille francs, dû à la chute de la publicité. Ce qui est certain, c’est qu’ils décidèrent de sacrifier le pauvre Baragnon. La chose se fit pendant l’été, alors que j’étais en villégiature en Touraine. J’entendis, au fond du téléphone, la voix de Bonvillier qui me disait : « Ces messieurs se séparent de notre directeur.
— Alors, le journal cesse de paraître ?
— Non, mais notre directeur va cesser de le diriger. » Je le regrettai pour le pittoresque. Baragnon dut le regretter aussi. Après lui, le comte de Kermaingant, homme charmant et royaliste convaincu, assura de son mieux l’intérim de la direction. Mais le pauvre organe était décidément bien malade et le jour vint où il dut s’aliter tout à fait, car un quotidien ne meurt jamais. On m’assure qu’il y a encore, dans des provinces lointaines, des abonnés du Pays, du Constitutionnel et du Bien public. C’est même une chose étrange que cette survivance d’un titre, d’une carcasse, d’un débris, d’une bande hebdomadaire de journal, passant de main en main, sans disparaître complètement. Je nous vois encore Talmeyr, Félicien Pascal et moi, courant la ville, pendant toute une journée, pour essayer de repêcher le Soleil, d’intéresser à sa cause celui-ci ou celui-là, de grouper les bonnes volontés. Le soir venant nous convainquit de l’inutilité de nos efforts et je songeais à la tristesse du vieux confrère, qui venait, depuis tant d’années, occuper sa