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SALONS ET JOURNAUX

dassin. Mais tout se passa le mieux du monde : « Messieurs, nous dit M. de Lagrenée, je vous déclare, sur l’honneur, que je n’ai jamais eu la moindre intention d’offenser M. Proust que, d’ailleurs, je ne connais pas. J’ajoute qu’il ne me déplaît pas du tout qu’un jeune homme ait la tête près du bonnet et que cette susceptibilité me le rend sympathique ». Puis, se tournant vers moi : « Votre grand’mère, monsieur Daudet, était l’amie de ma pauvre sœur, ce qui ne me rajeunit point. Il fallait, pour que nous fîmes connaissance, que M. Proust prît ombrage d’un propos qui ne s’adressait pas à lui. Comme la vie est intéressante ! » C’est ainsi que quelque chose de féerique flotte autour de Marcel Proust et des démarches qu’on fait en son nom.

Marcel Proust déteste la campagne. Elle dérange en effet ses habitudes casanières, la claustration volontaire pendant laquelle il lit, rêvasse et réfléchit, échappant ainsi à l’abus que l’on ferait de sa trop grande obligeance et de son amicale émotivité. Nous nous sommes rencontrés, il y a de cela une vingtaine d’années, pendant une semaine, à l’Hôtel de France et d’Angleterre, à Fontainebleau. Il restait enfermé toute la journée dans sa chambre, puis, le soir, il consentait à faire avec moi une promenade en voiture dans la forêt, sous les étoiles. C’était le plus charmant, le plus fantaisiste, le plus irréel des compagnons, un feu follet assis sur les coussins de la victoria. Mais, ne voyant pas ce que les autres voient, il voit des choses qu’eux ne voient pas, il se coule derrière la tapisserie et contemple le bâti et la trame, dût Hamlet le prendre pour un rat. Il s’est fabriqué, à l’aide d’une marqueterie de méditations sur le concret, un monde abstrait où il vit heureux, presque tranquille, séparé de tout et de tous par une sorte de cloison transparente.

En une autre circonstance, il se laissa décider par mon frère Lucien à venir nous rendre visite en Touraine. Il arriva par le train du soir, passa la nuit dans un nuage de fumée de cigarettes Espic — car il souffrait alors d’une crise d’asthme — et repartit le lendemain matin, déclarant que rien n’égalait la Loire en suavité et en magnificence. Ce passage d’un météore souffreteux n’en laissait pas moins une traînée de lumière et je crois de bonne foi notre cher Proust, par excès d’activité intellectuelle, phosphorescent.