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DEBUSSY

— Non, monsieur, personne.

— C’est in…sensé. J’avais dodonné rendez-vous au cocolonel Marchand.

— Il n’est pas venu, monsieur. »

Mariéton désolé venait vers nous, serrait nos mains sans nous voir, puis expliquait à Toulet, indifférent et ratatiné, une histoire compliquée sur le théâtre d’Orange, cependant que Santiago poliment tendait l’oreille.

Je disais à Santiago : « Tu t’en fiches. Tu sais où est Aranjuez et Valdemossa, mais tu ne sais même pas où est Orange ». Finalement Mariéton s’asseyait, prenait conscience du monde extérieur, adressait des saluts de la patoche, de côté et d’autre, très souvent à des types qui ne le connaissaient pas et lui rendaient sa politesse avec ahurissement. Charles lui apportait son welsch-rare-bit, comme la nourrice apporte un poupon à sa mère, avec des soins touchants. Mariéton coupait le poupon fromage en quatre et l’avalait sans le goûter. Il consultait sa montre : « Pas po…possible. Il a dû arriver quelque chose à Ma…Marchand ! »

Hourst, consulté, déclarait que non, qu’il avait vu Marchand à sept heures, absorbé dans un travail pressé. Aussitôt Mariéton, oubliant ce premier rendez-vous, bondissait de nouveau vers la caissière : « Vous n’avez pas vu monsieur Moumounet-Sully ?… »

Je me levais à mon tour et solennellement : « Madame, si Sa Majesté Édouard VII venait demander M. Paul Mariéton, chancelier du Félibrige, vous Lui répondriez qu’il est allé acheter un paquet de tabac… »

Rien de plus agréable que de partir à quelques-uns de chez Weber, par un magnifique bas crépuscule de mai ou de juin, alors que la rue Royale a l’air de la retombée d’un poudroiement d’or et que la Madeleine est rose dans le ciel bleu foncé. Où trouver notre dîner ? L’un proposait le bois de Boulogne, le petit restaurant Azaïs, dans l’île du lac, parfaitement isolé et tranquille. Mais Debussy affirmait que l’on y ratait les œufs en cocotte et Santiago craignait qu’il ne lui fût difficile d’y renouveler sa provision de cigares. Un autre parlait paresseusement de Lucas qui est, comme dans la chanson, « à deux pas ». Maxime Dethomas, indifférent à ces tergiversations, tournait,