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SALONS ET JOURNAUX

au-dessus de nos têtes, sa bonne grosse figure ironique et placide de chat guetteur, observant les fines silhouettes des passantes. Je conseillais hardiment le père Boivin, près de la place Clichy, pour cette unique raison qu’une tanche à la casserole, arrosée d’un véritable anjou, n’est pas une chose absolument dégoûtante. En route pour Boivin ! Auparavant Mariéton courait chez lui rue Richepanse, afin de voir « s’il n’y avait pas le feu ». C’était son innocente phobie.

Une silhouette élégante et vigoureuse apparaissait, une main se posait sur mon épaule : « Daudet, que dirait Hermant en cette minute ?… » C’était Louis de La Salle, lettré entre les lettrés et subtil observateur, souvent acerbe, de la société contemporaine, car il aimait les imitations.

— Hermant dirait : « N’avez-vous pas vu Constantein Brencoven ? Il y a une heure que je le cherche. C’est désoleint.

— Et Zola… que dirait Zola ?

— Zola dirait : «La Madeleine disparaiffait dans une moiffon d’or. Fur le grand Paris laborieux, les gerbes d’or croulaient, parmi une lumière chaude. Le Dr Pafcal regarda Fufanne, qui regarda Jean. Il y eut un filence… Dites, mon bon ami, qui est donc ce monsieur Santiago ? Il a une physionomie intelligente, hein, mon bon ?… »

Louis de La Salle et les autres riaient. Nous étions Jeunes et gais, nous vivions dans une insouciance heureuse, traversée de grandes colères et de justes ressentiments. Je pense à Louis de La Salle, parce qu’il était, en apparence, un mondain, mais de haute culture, répandu, choyé, au fond assez cassant, peu commode dans la discussion politique et d’un intransigeant patriotisme. Je lui disais : « Vous avez une âme de combattant. Ne vous y trompez pas », et je songeais en moi-même qu’il avait la trempe héroïque. Si ce diagnostic était exact, on va le voir. Le 2 octobre 1915, étant absent de Paris pour quelques jours, je reçus plusieurs lettres, m’annonçant l’irréparable deuil qui frappait l’Action française et le pays, dans la personne de Léon de Montesquiou, tué d’une balle de mitrailleuse à l’attaque de Champagne, sept jours auparavant. L’une de ces lettres était signée Louis de La Salle, lieutenant de la Légion étrangère aux côtés de notre ami. Elle célébrait, avec une sobre vigueur, le sacrifice de Léon de Montesquiou, puis se terminait par une