Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/89

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portrait à la main… Villiers de l’Isle-Adam la vit aussi. N’est-ce pas, ah ! ah ! que cela est tout à fait prodigieux ?… » Émile Blémont tendait l’oreille en pleurant. Aicard, de plus en plus rongé et fatal, se regardait regardant Hugo et comparait.

À cet instant, introduit par Lockroy, qui avait repris son faciès funèbre et branlait le chef avec conviction, apparut Léopold Hugo. Avec son grand front et ses grands yeux, il ressemblait, en doux et en timide, à son « cher oncle » trente années plus tôt. Il tenait à la main un chevalet, une toile et une boîte à couleurs. Il annonça qu’il allait faire le portrait du défunt : « Malheureusement, messieurs, ajouta-t-il d’un air peiné, je manque de coquilles d’or. De sorte que je laisserai le laurier en blanc. » Il s’installa au pied du lit, où le visage de Hugo lui apparaissait de face, et se mit à le dessiner de profil, avec une application extraordinaire. En dépit ou mieux à cause de la circonstance, une hilarité folle s’empara de tous les assistants. On se mordait les lèvres, on se tordait les doigts, on se pinçait les jambes, on se prenait la tête dans les mains, comme au cours d’une rage de dents. Candide et placide comme la lune, Léopold poursuivait son travail. Il sortait de la toile quelque chose d’effarant, un Jules César ratatiné sans nul rapport avec le « bon oncle » ; Lockroy, les mains dans ses poches, contemplait ironiquement ce chef-d’œuvre insane. L’épreuve devenait trop forte pour les diaphragmes. Un à un, les poètes se levèrent et sortirent dans l’escalier, laissant l’artiste trop inspiré en tête à tête avec son modèle.

« Si nous allions prendre quelque chose, » proposa Mendès. Il ajouta mystérieusement : « Le café en face est resté ouvert, malgré l’heure tardive ; or je n’ai aperçu aucun consommateur, ni aucun garçon. Comme c’est étrange ! »

Ce prodige, omis par Virgile parmi ceux qui annoncent la mort des héros, séduisit aussitôt Paul Arène, noctambule et soifard convaincu. Les autres suivirent le mouvement. On gagna le café, qui n’existe plus, cette partie de l’avenue d’Eylau ayant été depuis couverte de luxueux hôtels. Alors chacun put donner libre cours à un rire trop longtemps contenu. Aicard et Mendès, s’esclaffant devant une glace, rectifiaient le désordre de leurs chevelures, ainsi que deux filles de maison publique, après le départ du client : « Ah ! ma chère, ce qu’on a pu rigoler ! »