Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/90

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Le patron, se frottant les yeux, apporta des consommations. Vers l’aube, une mouche étant entrée, attirée par les verres et les bouteilles, Mendès, de plus en plus émerveillé, prétendit que c’était une abeille, très probablement l’âme de Hugo, qui revenait au milieu de ses fils spirituels. Il était sinistrement, déplorablement saoul, livide et fétide, mais s’obstinait à déclamer des lambeaux des Châtiments et de la Légende des siècles.

Quand je lus, le surlendemain, dans les feuilles, le récit de cette nuit macabre devenue, sous la plume d’informateurs stylés, une sorte de libation platonicienne, je compris le rôle du mensonge imprimé à travers la société contemporaine.

Sur la place de l’Étoile, les deux nuits suivantes, la profanation devait être pire. Le catafalque reposait sous l’Arc, gardé par des municipaux à cheval et par des sergents de ville. L’intérieur d’un pilier avait été réservé à la famille. Lockroy, éliminant la parenté directe, notamment Georges Hugo, recevait, en habit et cravate blanche, les députés, sénateurs, conseillers municipaux et journalistes qui se bousculaient dans l’étroit escalier. Sa grande préoccupation était que Vacquerie et Meurice, au jour des funérailles et du transfert au Panthéon, ne figurassent point à part, à une place d’honneur. Il les eût voulu mêlés au reste du cortège, confondus dans la foule, car il leur portait une haine solide, dont j’ai su depuis les raisons. Il désirait surtout apparaître comme l’ordonnateur, le grand organisateur d’une cérémonie qui devait être, dans l’esprit des politiciens, le type des solennelles pompes laïques de l’avenir. On répétait : « Le peuple aime les fêtes. Il faut que la démocratie lui donne de belles fêtes. » Celle-ci, comme les autres, dégénéra en chienlit.

Je ne me rappelle plus quel était alors le préfet de police. Car je néglige volontairement, pour ces souvenirs, de consulter les documents de l’époque. Fatalement ils fausseraient les empreintes de ma mémoire. Toujours est-il que ce préfet, déconcerté sans doute par la nouveauté des circonstances, perdit la tête. Une consigne de mollesse permit aux apaches, qui s’étaient donné rendez-vous là, de mener impunément leur ignoble saturnale. Ils gobelottaient par groupes, avec leurs compagnes débraillées, à quelques pas du catafalque, sous l’œil bienveillant des gardiens de la paix. Une lie de salons, de cercles, et de