Page:L’Arioste - Roland furieux, trad. Reynard, 1880, volume 1.djvu/173

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jointes et les lèvres immobiles, elle tenait ses regards languissants levés vers le ciel, comme si elle accusait le grand Moteur d’avoir déchaîné tous les destins à sa perte. Elle resta un moment immobile et comme atterrée ; puis elle dénoua sa langue à la plainte, et ses yeux aux pleurs.

Elle disait : « Fortune, que te reste-t-il encore à faire pour avoir rassasié sur moi tes fureurs et assouvi ta soif de vengeance ? Que puis-je te donner de plus désormais, si ce n’est cette misérable vie ? Mais tu n’en veux pas. N’as-tu pas été prompte tout à l’heure à m’arracher à la mer, quand je pouvais y trouver la fin de mes tristes jours ! Pourquoi sembles-tu désirer me voir encore livrée à de nouveaux tourments, avant que je meure ? .

« Mais je ne vois pas que tu puisses me nuire plus que tu ne m’as nui jusqu’ici. Par toi j’ai été chassée du royal séjour où je n’espère plus jamais retourner. J’ai perdu l’honneur, ce qui est pis ; car si je n’ai pas en réalité commis de faute, j’ai pourtant donné lieu, par mes courses vagabondes, à ce que chacun dise que je suis une impudique.

« Quel bien peut-il rester au monde à une femme qui a perdu sa réputation de chasteté ? Hélas ! mon malheur est d’être jeune et de passer pour belle, que ce soit vrai ou faux. Je ne saurais rendre grâce au ciel de ce don funeste, d’où provient aujourd’hui toute ma perte. C’est lui qui a causé la mort de mon frère Argail, auquel ses armes enchantées servirent peu.