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Page:La Bruyère - Les Caractères, t. 1, éd. Destailleur, 1854.djvu/107

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De la Dissimulation.


La dissimulation[1] n’est pas aisée à bien définir ; si l’on se contente d’en faire une simple description, l’on peut dire que c’est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière : il aborde ses ennemis, leur parle, et leur fait croire, par cette démarche, qu’il ne les hait point ; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes embûches, et il s’afflige avec eux s’il leur est arrivé quelque disgrâce ; il semble pardonner les discours offensants que l’on lui tient ; il récite froidement les plus horribles choses que l’on aura dites contre sa réputation, et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui et qui sont aigris par les injures qu’ils en ont reçues. S’il arrive que quelqu’un l’aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois, il cache soigneusement tout ce qu’il fait, et, à l’entendre parler, on croiroit toujours qu’il délibère. Il ne parle point indifféremment ; il a ses raisons pour dire tantôt qu’il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu’il est arrivé à la ville fort tard, et quelquefois qu’il est languissant, ou qu’il a une

  1. L’auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appeloient ironie. (Note de La Bruyère.)