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enfants des écoles, des représentations des chefs-d’œuvre classiques allemands, mais c’était la première fois qu’on leur faisait entendre un opéra.

La représentation suivit son cours ; mais, avant la fin, je dus partir pour prendre le train de Nauheim, quittant à regret le spectacle et les deux mille joyeux enfants des écoles de Francfort. Dans mes notes, je trouve ceci : « Les joues roses dominaient; il y avait peu de lunettes. » Et ceci encore : « Les enfants paraissaient avoir de dix à quinze ans. Les garçons avaient le front bien développé et le crâne de bonnes dimensions. »

V.

Rien ne peut effacer ce souvenir. Rien ne pourra effacer l’impression d’ensemble de l’Allemagne; avec le recul, le tableau se présente à l’esprit dans toute sa netteté : le riant aspect et la belle ordonnance de la campagne et des villes, le bien-être du peuple, sa physionomie satisfaite, sa gravité, sa capacité, sa bonté ; puis, supérieur encore à sa prospérité matérielle, son sentiment de la beauté révélé par ses jardins ; et enfin, et par-dessus tout, son culte pour ses grands poètes et ses compositeurs nationaux si vivace et si précieux, inculqué dès l’enfance aux jeunes générations que l’on initiait aux chefs d’œuvre qui sont le patrimoine intellectuel de l’Allemagne.

Telle m’apparaissait en mai et juin 1914 la splendeur de cet empire, et j’en étais si vivement frappé que, par contraste, la situation de ses deux grandes voisines, la France et l’Angleterre, me semblait lamentable et peu attrayante. Paris, par comparaison, était mesquin et désorganisé, Londres agité et inquiet. En France, au lieu de l’ordre que l’on voyait en Allemagne, régnait la confusion ; en Angleterre, le désordre au lieu de la placidité germanique ; et en France, comme en Angleterre, le défaut d’aptitude individuelle semblait être le trait dominant. La physionomie française, dans les villes et dans les campagnes, respirait trop souvent la tristesse inquiète ou la révolte ; on s’y entretenait de scandales politiques et de dissensions mesquines et antipatriotiques; enfin un procès politique, qui révélait des profondeurs de bassesse et de honte, remplissait les journaux. Au même moment, en Angleterre, aux querelles électorales et ouvrières était venue s’ajouter la menace d’une guerre civile que l’on n’aurait pas été surpris de voir éclater d’un moment à l’autre.

J’en fus amené à me dire que si une âme, venant d’un autre monde, arrivait sur notre planète, sans en rien connaître et sans aucun lien mortel, et avait à choisir, après un examen de toutes les nations, celle au milieu de laquelle elle désirerait naître et séjourner, elle n’aurait fait choix en mai et juin 1914, ni de la France, ni de l’Angleterre, ni de l’Amérique, mais de l’Allemagne.

C’est le 7 juin 1914 que Francfort avait réuni, à l’opéra, les enfants de ses écoles pour développer leur goût et leur intelligence de l’art allemand par excellence. Onze mois plus tard exactement, le 7 mai 1915, une torpille allemande coulait le Lusitania, et les villes rhénanes faisaient aussi célébrer cet événement par les enfants de leurs écoles.