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VI.

Le monde est dans l’angoisse. Nous assistons à la plus terrible catastrophe qu’ait vue l’humanité — la plus terrible moins par son étendue que parce qu’elle est une catastrophe morale. Après des siècles de souffrances et de cruauté, aidés par la religion, nous pensions être parvenus à établir et à faire reconnaître un droit international et une façon honorable de faire la guerre, si la guerre était inévitable. Tout cela a été détruit. Il est inutile de pousser plus loin l’enquête sur les atrocités de Liège et de Louvain ; les preuves les plus complètes en ont été fournies, mais qu’est-il besoin de preuves après la célébration par les écoliers du torpillage du Lusitania ? Dans ce festival, nous voyons la fête de la Kultur, l’apothéose teutonne. Comment a-t-on pu en arriver là ? Est-ce la même Allemagne qui a offert ces deux fêtes aux enfants de ses écoles — l’opéra à Francfort et cette orgie sanguinaire et barbare où la voix basse et gutturale des pères se mêlait au soprano aigu de leurs petits ? Leurs petits ! Ils leur enseignent un jour les gracieuses mélodies de Lortzing et le lendemain la glorification de l’assassinat universel.

Goethe a dit — et ses paroles brillent d’un éclat nouveau et prophétique : « Les Allemands sont d’hier… il faut que quelques siècles s’écoulent avant que… l’on puisse dire d’eux : le temps est loin où ils étaient des barbares. » Il a dit aussi : « La haine nationale est une chose bizarre. Elle est la plus forte et la plus violente là où le degré de Kultur est le plus bas. » Mais comment a-t-on pu en venir là ? Est-ce que les deux fêtes procèdent de la même Kultur et appartiennent au même pays ?

Incontestablement ; et rien, dans toute l’histoire de l’humanité, n’est plus étrange que le cas de l’Allemagne, qui pendant des générations s’est préparée avec soin à sauter, comme elle vient de le faire, à la gorge de l’Europe. L’assassinat de Sarajevo n’a aucun rapport avec cette agression, dont il n’a fait que marquer l’heure. Pendant des mois, pendant des années, l’Allemagne, ramassée sur elle-même, était prête à bondir. À un certain point de vue, la guerre qu’elle méditait n’est autre chose que la ruée de Xerxès, d’Alexandre, de Napoléon, de tous ceux qu’a effleurés le rêve dangereux de la conquête du monde. Seulement, jamais, jusqu’ici, ce rêve n’avait été enseigné à tout un peuple et n’avait pris de telles proportions ; et cela non pas seulement à cause de la puissance des moyens dont disposent les modernes, mais encore et surtout parce qu’aucun despote n’a jamais eu des sujets aussi dociles et crédules, politiquement, que les Allemands.

À un autre point de vue, cette guerre a une analogie frappante avec notre Révolution et la Révolution française. Elles ont, toutes les trois, été préparées, fomentées par le livre et par l’enseignement du livre. Le cerveau américain s’est imprégné des doctrines et des généralisations de Locke, de Montesquieu, de Burlamaqui et de Beccaria sur les droits de l’homme et le consentement public. Le cerveau français s’est nourri et inspiré des théories des encyclopédistes et de Rousseau sur l’innocence naturelle de l’homme et le contrat social. Le cerveau teuton a