Page:La Révolution surréaliste, n03, 1925.djvu/22

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L’EUROPE

ET L ASIE

L’Orient rêve et respire dans une substance vitale dans laquelle l’homme et le monde de sa consciencesont plongés une fois pour toutes : hors du temps et d’une manière absolue ! Tandis que nous, en Europe, nous pensons même à ce qu’il y a derrière le monde,à la «métaphysique » comme « jjrocessus historique », donc temporel en somme. Nous en parlons en usant de désignations telles que : esjurit mondial, volonté mondiale, conscience mondiale, énergie. Mais toujours au moyen d’expressions comprenant l’action, et par là, le changement: image de notre propre existence active, toujours agitée, tendant toujours vers un but. Même Shopenhaoer et Spinoza, les deux penseurs les plus contemplatifs de l’Europe ont cherchédans la réalité du monde moinsune Essenceau delàdu temps et de l’action, qu’une Vie temporelle et agissante. ...Selon tout ceci, il nous sembleque la pensée de l’Orient (commeune femme aimante s’abandonne intimement) se serre contre le coeur de la nature, tandis que la consciencede l’homme occidentalest:tendue et menaçante en face d’elle, toujours aux aguets et cherchant par quels moyens il pourrait:en « trouver la clé » et être mis en état de l’imiter, de la corriger même ; puis toute lavitalité barioléedel’Europe n’aboutit finalement qu’à l’apparition fantomatique de la Machine qui, comme un vampire, un fantôme spiritualiséclece qui est:vivant, se met à engloutir la vie. Car notre art constructeur et créateur lui aussi, est comme la synthèse de la chimie, purement « artificiel », relevant:d’avance de décompositions mécaniques, de. morcellements,anatomisants de la vie.

C’est:pour de telles raisons que nous ne comprenons pas l’adoration naïve des symboles simplesel:grands de la nativité, clela conception, de la fertilité, de la vie et cle la mort. Kl:nous ne comprenons pas que l’Orient place sa vénération dans les hommes qui n’ont absolument rien lait, rien accompli, rien écrit, mais qui, ainsi que Bouddha et Laotsc, ne vécurent de tous leurs sens que de la contemplation de l’immuable vivant. : immobiles,saints, sans CON-DUITE DANS L’EXSSTENCE, sans actions Tandisquenous, nous trouvons notrejustification, souvent mêmenotre excuse dans l’activité. C’est justement: parce que nous sentons ce que nous avons perdu que nous nous acharnons, plus pauvres de vie, sur la conception: « vie ». Dans la toute jeune philosophieeuropéenne les formules favorites de tous les oracles sont en ce moment les dénominations telles que : vie, philosophiede la vie, contemplation immédiate, évidenceadéquate, puissance de vie, intuition de l’élément vital. Et dans l’Europe actuelle il n’est rien qu’on n’entende autant rabâcher que ce chant repoussant à la louange de la vie de Fichte :

« Rien n’a de valeur et de significationque la vie. Tout ce qui est pensée, poésie, science n’a de valeur que par un rapport quelconqueentre elles et la vie, qu’elles en découlent ou qu’elles comptent y aboutir. »

En écrivant ceci, je sais très bien que mon contemporainqui le lit (si un contemporainle lit) aura immédiatementquelque chose de bien plus intelligentà dire sur ce mêmesujet, et que navré, je devrai reconnaître, demain, qu’un ]3rofesseur de philosophie aura déjà jslus amplement expliqué,un poètemieux formulé cequi me semblait créé par moi avec le sang de mon corps. Caril n’y a pas de production qui ne soit, comme telle, immédiatement surpassée. Mais l’homme, le porteur cletoute cette productibilité, de tout ce savoir ? Les rapports entre ses « oeuvres positives » et la vie qui les engendreet les porte sont si vagues, que même le meilleur de notre culture est plutôt su, appris, compris que vécu et souffert. C’est pour cela que « ceux qui produisent » chez nous font pour ainsi dire un jour férié en travaillant et une telle affaire d’état de leurs oeuvres.Nous demandons qu’un livre nous exalte, qu’un tableau nous lasse oublier, les « oeuvres » doivent:nous délivrer de la réalité. Tant que la grande idée universelledu catholicisme sut créer pour l’Europe une atmosphère commune,une simple beauté naissait de l’aride vie quotidienne. Tandis qu’à présent l’un est romantisme et l’autre lutte pour la puissance, et l’homme européen « fait. » des valeurs. Une des ])lus belles odes d’un poète allemand commence par ces mots :

« Déjà,arrive l’heure pénible de la naissance Où il naît, de lui-même,l’homme instable. » Mais c’est là justement:le crime des « hommes productifs » ; dans leurs oeuvresils se font naître au lieu de se révéler. La nature même de toute vie créatrice exigequ’elle s’offre elle-mêmed’une manière simpleet innocente; mais la formation, la création, le travail conscient n’augmente que lui-même au delà de la nature et fait paraître de soi plus que le sang vivant ne donne, comme les chats aiment: manger plus qu’ils ne sont lourds. Ces hommesd’Europe ont leurs talents, leurs adresses, leurs capacités, leur érudition et leurs techniques comme on naît avec un os surnuméraire. L’un en a ; l’autre n’en a pas. Ces célèbres imbéciles aimeraient surtout se barricader derrière leur art ou leur science, de