Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/60

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misme en France, le réalisme en Allemagne, toute foi niée, la vie sans cause, raison, ni but. Les premières années d’étude de Nietzsche. à Bonn, à Leipzig, furent terribles. Il s’était d’abord lié avec quelques camarades. Il rompit, vécut seul, et souffrit de la solitude. « Sommes-nous faits pour chercher le repos ? écrivait-il à sa sœur, qui tentait d’apaiser sa pensée, » Non — mais pour trouver la vérité, fût-elle dure et haïssable. » Pourtant il fallait travailler. Nietzsche choisit une science naissante, la philologie, et se voua avec un plaisir amer à la critique et à l’histoire.

C’est alors, qu’âgé de vingt et un ans, Nietzsche eut la révélation de Schopenhauer. Il aperçut un jour Le monde comme volonté et comme représentation à la devanture d’un bouquiniste : il l’ouvrit. le feuilleta, l’acheta aussitôt et courut s’enfermer et lire dans sa chambre. Dans ce livre inconnu, c’est lui-même que Nietzsche découvrit. Cette gaieté du vieux maître, cette joie presque cruelle avec laquelle il se détruit de ses propres mains, c’est la gaieté, c’est la joie de Nietzsche. « Je crus avoir trouvé mon père », écrivit-il. Il l’avait si bien trouvé, qu’un jour, dans son exaltation, il sentit monter en lui la folie : il se souvint de son père, frémit, et reprit ses travaux médiocres de philologie.

Sans consolation, sans repos, il se serait dès lors brisé : il découvrit Wagner. En la philosophie de Schopenhauer, il avait connu sa douleur. En la musique de Wagner, il connut sa beauté. Cette musique exprimait son âme tout entière, orgueil, humilité, exaltation, sensibilité maladives — et la transfigurait toute en beauté. Nietzsche voulut connaître celui qui lai faisait tant de bien. Il devint le disciple préféré de Richard Wagner — un disciple tendre, ardent. Il l’appelait en lui parlant : « mon père ». C’était un sentiment étrange, plus que de l’admiration — presque de l’amour[1]. « Sommes-nous faits pour chercher le repos ? non — mais la vérité, fût-elle dure et haïssable. » Nietzsche avait écrit son destin dans cette phrase de ses vingt ans : sans cesser un instant de se croire wagnérien, silencieusement, inconsciemment il travaillait, par le subterfuge de l’histoire, à s’affranchir. Helléniste, historien, il crut étudier les temps Homériques. C’est en réalité sur lui-même et sur son temps qu’il médita. À travers la Grèce tragique, il comprit notre Europe Tragique : Elle est tragique, pensait-il ; nul rationalisme, nulle foi, ne justifie plus la vie, n’encadre nos efforts d’une métaphysique. Nous passons solitaires dans la vie sans clarté. Ainsi vécurent les héros de la Tragédie Grecque. Mais le mystère, qui nous accable, les exaltait. Nous nous abandonnons, ils se fortifiaient. De leur détresse a surgi le héros, dont Schopenhauer a ri, que Wagner a pris en pitié : Nietzche soudain se reconnut en lui.

C’était en 1874. Il avait trente ans. Il fut saisi par cette agitation fébrile qui précéda chacune de ses crises. Il abandonna ses travaux commencés, s’isola, et d’un trait écrivit ces quatre étranges brochures, les Unzeitgemaesse Betrachtungen. Traduisons littéralement : « Con-

  1. La traduction Française de Richard Wagner à Bayreuth, par Mme Marie Baumgartner, est en vente chez Fischbacher. C’est le dithyrambe d’amour le plus beau, le plus déchirant.