Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/61

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sidérations non conformes au temps. » Nietzsche s’exprime tout entier dans ce titre révolté. Pour la première fois, il est lui-même. Nous voudrions pouvoir parler des quatre livres qui composent la série[1]. Mais ils sont, dans leur étrangeté, rebelles à toute analyse. Ils relèvent à la fois de la poésie, de la critique, de la confession, de la philosophie. Ils sont pessimistes et enthousiastes, désespérés et glorieux. Tous quatre forment un hymne lyrique, ironique ou colère. « Une vie heureuse est impossible. Seule, une vie héroïque est possible… la plus belle vie, pour le héros, est de mûrir pour la mort dans le combat. » La vie est dure : Alleluia ! Tel est le ton de ces petits livres. L’ensemble est cahoteux, impatient, d’un ton bien âpre pour être d’un disciple bien fidèle. Les « Considérations » sont toutes enfiévrées par l’attente d’une révélation nouvelle, toutes pénétrées du pressentiment d’un avenir inconnu.

Ce pressentiment seul devait être heureux. Vague, incertain, il permettait de tout aimer. Mais bientôt, la situation, plus définie, commanda des sacrifices, il fallut choisir : c’était, d’une part, le passé, ses admirations, ses beautés reposantes, Wagner et son art magique, Schopenhauer et la pitié : d’autre part, l’inconnu, le travail, la création, l’orgueil, des possibilités infinies de joie — ou de douleur. Mais c était trop de douceur, trop de beauté, opposée à trop de hasards. Nietzsche ne pouvait pas se décider au sacrifice. En vain il voulait être lâche. Tout concourait à l’affranchir, même contre son gré. Wagner, se transformant, en même temps que lui devenait de jour en jour plus chrétien, et préparait Parsifal. Ainsi, des deux parts, l’abîme se creusait. Nietzsche s’arracha, il y eut entre les deux hommes une explication violente — quel en fut le sujet ? C’est un point obscur. Une légende wagnérienne existe, qui fait de Nietzsche un très méchant enfant vaniteux et désobéissant, puni comme il le mérite par l’imbécillité et la folie[2]. Wagner ne la démentit pas. Nietzsche ne s’expliqua jamais. Presque aux derniers mois de sa vie consciente, quelqu’un ayant prononcé devant lui le nom de Wagner, il pleura.

« Alors, a-t-il écrit, j’entrai dans mes temps d’ombre. » Il était seul, de cœur et d’esprit : sans lien avec le passé, sans clarté sur l’avenir. Ses crises cérébrales s’exaspéraient. Sa vue était atteinte. Moralement, matériellement, il était seul. En touchant le fond de la douleur humaine, Nietzsche se comprit et ressaisit toute son énergie. La douleur devint dès lors la compagne et l’inspiratrice de sa vie — presque la méthode de sa pensée. « Mes livres, a-t-il écrit, sont les récits de mes victoires sur moi-même. Toujours je prends parti pour ce qui est dur, et me fait mal », et, commentant. le mot de meister Eckardt : « Pour arriver à la vérité, la plus rapide monture, c’est la douleur », — le critérium de la vérité, dit-il. c’est la souffrance !

De 1876 à 1878, Nietzsche s’enveloppe de mystères, comme une haute montagne, un jour d’orage, s’enveloppe de nuages. C’est une obscurité profonde, que d’instant en instant déchirent des éclairs

  1. David Strauss, Schopenhauer comme éducateur, Richard Wagner à Bayreuth, De l’utilité et de l’inconvénient de l’Histoire pour la vie.
  2. Cf. un article de M. Schuré, Revue des deux mondes, 15 août 1895.