Page:La Revue blanche, t4, 1893.djvu/380

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Les doges de Venise, les archontes athéniens, l’aristocratie lacédémonienne, les tribuns de Rome, les ministres de nos républiques modernes valurent-ils de l’allègement à la douleur humaine ? Le quirite peina-t-il moins sous Brutus que sous Trajan ? L’esclave de Caton souffrit-il moins que celui de Marc-Aurèle ?

L’exaltation de l’individu a pour premier facteur la force brutale ; pour second, la faconde menteuse du tribun. À bien réfléchir, l’anarchie conseille simplement un retour au point initial de l’évolution dont la dernière phase fait l’objet précis de notre querelle. Elle demande le recommencement.

Au reste la théorie débute par un exposé contradictoire. Prêchant l’individualisme libre de lois, elle recommande le communisme, par suite l’engagement mutuel, le contrat moral, la loi enfin que ses programmes réprouvent ; loi dépourvue sans doute de sanction autre que le sentiment public mais pourvue cependant de cette sanction si peu efficace qu’elle semble. En Amérique elle amena rapidement les orpailleurs à la pratique du « lynch ».

Une organisation libre et spontanée suppose des participants doués d’une intelligence assez haute pour que le bonheur d’autrui leur offre la satisfaction. Chacun se nantirait d’une esthétique si vigoureuse que l’on goûterait comme le suprême bien la beauté de voir la félicité des autres. Pour soi-même on attendra la réciprocité de ce sentiment qui vaudra, par définition, le meilleur sort, outre celui qu’acquerra l’action.

Mais l’action peut-elle ne pas nuire ? Le fait de tuer une sardine destinée à la nourriture, n’attristera-t-il pas profondément le végétarien persuadé, avec justice, que l’évolution se transmettant à travers les espèces, le meurtre de la sardine équivaut à celui de l’homme. Le végétarien lui-même, en arrachant son légume comestible, n’offensera-t-il pas un penseur à la logique plus longue, puisque l’évolution se transmet aussi par les règnes de la nature.