Page:La Vie littéraire, I.djvu/376

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mot pour désigner ce pouvoir spécial d’oubli momentané ; il appelle cela couper le fil. » (Mensonges, p. 317). Madame Moraines était parfaite pour couper le fil. Elle avait arrangé très raisonnablement son existence avec un mari épris et naïf, et un amant vieux mais élégant, égoïste mais libéral, qui subvenait au luxe de la maison. Elle fit, entre les deux, une petite place au jeune poète qui lui avait inspiré un goût à la fois sensuel et sentimental. Du soir qu’il la rencontra, René Vinci crut à l’inaltérable pureté de Suzanne Moraines ; il en douta moins encore quand il l’eut possédée. Elle savait, elle aimait mentir ; elle le trompa : il fut divinement heureux. Le mensonge d’une femme aimée est le plus doux des bienfaits, tant qu’on y croit. Mais on n’y croit pas longtemps. Il y a dans tout mensonge, même le plus subtil, de secrètes impossibilités qui le font bientôt évanouir. Les paroles fausses crèvent comme des bulles de savon. Malgré toute sa science, la petite madame Moraines ne savait pas une chose, c’est qu’on ne peut pas tromper ceux qui aiment vraiment. Ils le voudraient, ils le demandent, et, quand celle qu’ils aiment, soit dédain, soit cruauté, ne daigne plus feindre, ils lui mendient bassement l’aumône d’un dernier mensonge. Ils lui disent : « Par pitié trompez-moi, mentez-moi, que j’espère encore ! » Mais les malheureux gardent jusque dans le délire leur funeste clairvoyance. René Vinci connut vite qu’on lui mentait. Cette parole de l’ascète se vérifia pour