Page:La Vie littéraire, II.djvu/46

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d’égaler. À peine étais-je depuis cinq minutes chez Flaubert que le petit salon, tendu de tapis d’Orient, ruisselait du sang de vingt mille bourgeois égorgés. En se promenant de long en large, le bon géant écrasait sous les talons les cervelles des conseillers municipaux de la ville de Rouen.

Il fouillait des deux mains les entrailles de M. Saint-Marc Girardin. Il clouait aux quatre murs les membres palpitants de M. Thiers, coupable, je crois, d’avoir fait mordre la poussière à des grenadiers dans un terrain détrempé par les pluies. Puis, passant de la fureur à l’enthousiasme, il se mit à réciter d’une voix ample, sourde et monotone, le début d’un drame inspiré d’Eschyle, les Érinnyes, que M. Leconte de Lisle venait de faire jouer à l’Odéon. Ces vers étaient fort beaux en effet, et Flaubert avait bien raison de les louer. Mais son admiration s’étendit aux acteurs ; il parla avec une cordialité violente et terrible de madame Marie Laurent, qui tenait dans ce drame le rôle de Klytaimnestra. En parlant d’elle, il semblait caresser une bête monstrueuse. Quand ce fut le tour de l’acteur qui jouait Agamemnon, Flaubert éclata. Cet acteur était un confident de tragédie vieilli dans son modeste emploi, las, désabusé, perclus de rhumatismes ; son jeu se ressentait grandement de ces misères physiques et morales. Il y avait des jours où le pauvre homme pouvait à peine se mouvoir sur la scène. Il avait épousé, vers le tard, une ouvreuse de théâtre ; il comptait se reposer bientôt avec elle à la campagne, loin des planches et des petits