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LA RUCHE LITTÉRAIRE.

Christ ! En fait de pratique au moins, jamais homme n’avait été plus assidu, plus régulier, plus irrépréhensible. Aussi, hâtons-nous de le dire, Paul B… tenait bien moins au dogme, dont il se souciait assez peu, qu’au culte : tout son catéchisme à lui n’était qu’une affaire d’apparence ; sa religion était toute au dehors. — Ainsi, par exemple, règle invariable, il passait chaque jour des heures entières à l’Église, marmottant d’interminables prières… — Ce simulacre de piété extérieure avait pourtant suffi pour lui acquérir une réputation de mystique !… Cette réputation le flattait ; il ne négligeait rien pour l’accréditer. Chaque fois que l’occasion se présentait, il ne parlait jamais que des choses du ciel — les biens de la terre lui souriaient peu — il avait toujours de pieuses maximes sur les lèvres ; il affectait une grande inclination à la pénitence, &c., &c… La nature aussi lui aidait admirablement à jouer son rôle : son teint hâve, cadavéreux, sa figure livide, ses yeux creux, éteints, son front profondément ridé, sa tête chauve, ses mains osseuses, décharnées, sa démarche nonchalante… tout cela ne contribuait pas peu à raffermir la crédulité du vulgaire. Quand Paul B… avec sa longue redingote râpée — qu’il portait hiver et été, sans doute par esprit d’humilité et de pénitence — traversait le bourg, on voyait les femmes se précipiter aux fenêtres avec leurs enfants et le montrer respectueusement du doigt comme une espèce de Messie ! Malheur à qui eut osé toucher à la réputation du saint homme : mieux eut valu toucher à la prunelle de ces bonnes femmes !

Son voisin, Jacques M… gros gaillard à la tournure carrée, à la figure presque boursoufflée, à l’œil vif et étincelant, n’aurait pu, physiquement parlant, afficher un esprit de pénitence aussi impunément que Paul B…, supposant qu’il en eut eu l’intention. Mais il n’y avait jamais pensé. Autant Paul B… avait la réputation d’homme exemplaire ; autant Jacques M… avait celle de mauvais citoyen. De fait ce dernier était loin, bien loin d’être extérieurement religieux : il avait bien d’excellents principes ; peut-être même était-il intérieurement meilleur catholique que Paul B…, mais malheureusement il ne s’en tenait qu’à la théorie, et négligeait un peu le culte extérieur. Quand on lui en faisait reproche, il disait que la plupart de ces grands dévots en apparence étaient tout simplement des hypocrites qui voulaient en imposer au monde — hypothèse qui n’est pas tout-à-fait inadmissible au fond, mais qui cependant ne saurait servir d’excuse. — Il était donc bien rare de voir Jacques M… payer d’apparence en fait de dévotion. En fallait-il d’avantage pour lui attirer l’animadversion, l’anathème public, surtout à la campagne.

En résumé, on canonisait Paul B…, puis on réprouvait Jacques M….

Ainsi l’on jugeait ces deux hommes, comme on juge malheureusement tous les autres : sur les apparences. Nous disons malheureusement ; car l’apparence est presque toujours mauvaise conseillère ; et, pour nous servir d’une figure, ce n’est assez souvent qu’un vernis fascinateur qui couvre un bois pourri.

Laissons pour un instant les apparences de côté :