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LA RUCHE LITTÉRAIRE.

Qui connaissait réellement Paul B… ? Il n’était dans la paroisse que depuis une année et personne n’avait eu avec lui de relations quelque peu intimes. Ce pouvait bien être un loup sous la toison de la brebis ? — Impossible, s’écriait le vulgaire, c’était en apparence un grand dévot, donc ce devait être un homme de bien. Raisonnement du monde…

Connaissait-on mieux Jacques M… ? Oui : il était né dans l’endroit, né de famille intègre ; jamais on avait eu à lui reprocher le moindre écart et, n’eut été la crainte d’être stigmatisés comme lui par la populace ignorante, on aurait trouvé des hommes qui connaissaient particulièrement Jacques M… et qui auraient pu lui rendre justice. Jacques M… pouvait donc être la brebis sous la peau du loup ? — Impossible, s’écriait le préjugé, c’était un homme sans religion, parce qu’il n’en avait pas au vu et au su de tout le monde ; donc c’était un infâme, &c… Même raisonnement toujours.

Mais voici du fanatisme plus outré :

Jacques M… était veuf. Que supposait et que prônait à haute voix ce fanatisme ? Que Madame M… était morte de chagrin à cause de l’impiété de son mari ; tandis que des personnes mieux informées disaient, mais tout bas, que jamais union n’avait été plus heureuse, plus paisible.

Ce n’est pas tout : —

Jacques M… avait une jeune fille nommée Elmire, ange de beauté et de candeur, ce que n’admettait pas le fanatisme, cela se conçoit. En effet, comment admettre qu’un ange pût avoir pour père un démon ? Comment concilier le mérite de la jeune fille avec l’infamie du père ? Tout cela était impossible dans l’opinion des gens : c’eut été blasphémer que de soutenir le contraire. Le père était un scélérat, la fille devait en tenir : tel père ; telle fille, disait-on. Ergo — glu !

C’est ainsi qu’un infâme préjugé ternissait ce qu’il y avait assurément de plus pur, de plus angélique, la réputation d’Elmire… Oui, ces prétendus dévots qui ont toujours la prière sur les lèvres et le venin au cœur, ces prétendus dévots avaient fait un monstre de ce qu’il y avait de plus beau, de plus charmant, la jeune Elmire !… Pauvre enfant !… à cet âge de quinze ans, à cet âge des premières émotions, des premiers tressaillements du cœur, où l’on commence à sentir vivement le besoin d’un tendre ami pour épancher ses craintes ou ses espérances, Elmire était donc réduite par la calomnie à vivre seule, isolée ! Elle n’avait au monde que son père…