Page:Lacerte - L'homme de la maison grise, 1933.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
24
L’HOMME DE LA MAISON GRISE

vant, Broussailles, hein ?

S’il y avait un être qu’Yvon méprisait, au monde, c’était bien Patrice Broussailles, type laid, repoussant, louchant affreusement, et dont le père, disait-on, avait été surnommé, jadis, « L’Loucheux ». Vraiment, son fils n’eut pas volé ce surnom lui-même.

Patrice avait certaines prétentions, qui amusaient fort les employés de la banque et surtout Yvon Ducastel. Le jeune Broussailles était un peu « homme à tout faire » à la banque ; il balayait les planchers, époussetait, lavait les vitres, emplissait les encriers, renouvelait les plumes, les buvards, et choses de ce genre. Mais comme le Gérant avait confiance en lui (ce qui étonnait plus d’un) il l’employait quelquefois dans son bureau privé, à adresser des lettres, à coller des enveloppes et des timbres-poste : ce qui faisait que le jeune homme, lorsqu’on lui demandait quel était son emploi, répondait invariablement qu’il était le secrétaire du Gérant. Cela faisait rire d’un grand cœur ceux qui étaient au courant de ce qui se passait.

Si Lionel Jacques avait été mieux renseigné sur la conduite de Patrice Broussailles, il n’eût pas eu tant confiance en lui ; même, il l’eût chassé de la banque. Si le Gérant avait su, par exemple, que ce garçon menait une assez mauvaise vie et qu’il avait le don d’entraîner dans la fange, avec lui, l’assistant-caissier, l’employé de prédilection, bien vite, il l’eût congédié.

Patrice fréquentait certains cabarets où l’on servait de la mauvaise boisson et où, prétendait-on, il s’enivrait, chaque nuit. Mais comme cela ne l’empêchait pas d’être à son poste, chaque matin, Lionel Jacques n’avait aucun soupçon sur son compte.

— Mon garçon, dit Lionel Jacques à Yvon, lorsque celui-ci arriva dans son bureau privé, tu es encore en retard… d’une heure, cette fois… Peux-tu m’en expliquer la raison ?

— Non, M. Jacques, je ne le peux pas, répondit Yvon.

— Non ?… Tu ne le peux pas… ou tu ne le veux pas, hein ?

— Je le répète, je ne le peux pas… D’ailleurs, je préfère me taire, plutôt que d’inventer encore une excuse ; de mentir, en un mot.

— Yvon, reprit le Gérant, d’une voix attristée, je sais à quoi m’en tenir sur ton compte… malheureusement… Je suis au courant de ce qui se passe… Tu as passé la nuit dernière, ou, du moins, une partie de la nuit, dans une auberge, n’est-ce pas ?

— Oui, M. Jacques.

— Dans une auberge de troisième ordre… avec des débauchés… Est-ce que je me trompe ?

— Non, M. le Gérant, vous ne vous trompez pas… À quoi me servirait de mentir, puisqu’on vous a si bien renseigné ? répliqua le jeune homme, tandis que, machinalement ses yeux se portaient sur Patrice Broussailles, qui était assis de l’autre côté de la partition.

Mais Yvon s’aperçut bien vite qu’il venait de faire un jugement téméraire, car Lionel Jacques disait.

Personne ne m’a renseigné, mon garçon… je t’ai vu… vers les deux heures, ce matin, sortir de l’auberge… et tu avais peine à marcher droit… Tu le sais, Yvon, mon ami le plus intime M. Loire est malade ; il m’a fait demander hier soir et je suis allé passer quelques heures avec lui. C’est en sortant de chez lui que je t’ai vu.

— Ah ! fit seulement Yvon.

— Ainsi, tu as l’habitude de t’enivrer, Yvon ?… Ah ! mon garçon si j’avais su cela !… je ne t’aurais pas gardé ici, pas même une journée… Tempérant moi-même, je ne saurais garder à mon emploi quiconque fait usage de boisson.

— Je ne bois pas plus que… que bien d’autres… murmura l’assistant-caissier, en pensant, malgré lui, à celui qui l’entraînait à l’auberge, presque chaque soir.

— Peut-être… Mais, je considère que l’usage des boissons alcooliques c’est la plaie du jour, la perte des âmes, un crime enfin. Ah ! qu’importe ! À quoi serviraient les remontrances ? À rien, je le crains…

— N’êtes-vous pas un peu sévère, M. le Gérant ? fit Yvon, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Sévère ?… On ne saurait l’être trop… D’ailleurs, je me suis