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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

laissé dire qu’on jouait gros jeu dans ces auberges… La boisson et les cartes ; voilà des vices qui conduisent vite à la ruine… Dans tous les cas, nous sommes au 10 du mois. Ce soir, le caissier te remettra un mois entier de salaire, et demain, tu devras te chercher un emploi ailleurs.

— Comment ! Vous… Vous…

— Oui, mon garçon… je… je te… remercie de tes services ; c’est mon devoir de le faire… Quoique cela me brise le cœur… Ton père et moi, vois-tu, nous nous aimions comme des frères…

— En considération de l’amitié qui vous liait à mon père, M. Jacques, ne pourriez-vous pas…

— Impossible ! impossible, mon garçon ! Pourtant, je te donnerai une bonne lettre de recommandation, afin que tu puisses facilement trouver un emploi ailleurs… dans une autre banque même, si tu y tiens ; je peux toujours répondre de ta probité et de ta compétence, qui sont indéniables.

— Ainsi, vous me chassez ?

— Je ne puis faire autrement, Yvon, je ne le puis… Vois-tu, ta conduite est connue de tous les autres employés et ils commencent à s’étonner de ma… tolérance, car ils ne sont pas sans connaître mes principes. Je serais blâmé, si j’agissais autrement que je le fais…

— Je comprends… murmura Yvon.

— Ce soir, tu fermeras, comme d’habitude, le coffre-fort et les portes de la banque, et demain, j’enverrai chercher les clefs, à ta pension. Adieu mon garçon ! fit tristement Lionel Jacques.

— Adieu, Monsieur le Gérant, répondit le jeune homme.

Puis, le cœur bien meurtri et retenant à peine une grande envie de pleurer (car Yvon Ducastel était encore très jeune) l’ex-assistant-caissier retourna à son ouvrage, frôlant, en passant, Patrice Broussailles, qui le regardait avec un sourire railleur.


Chapitre VII

LA TENTATION


De retour à son guichet, Yvon eut, subitement, une tentation… une grande tentation… à laquelle il finit par succomber, hélas ! Puisqu’il quittait la banque ; puisqu’on l’en chassait… eh ! bien ! il ne partirait pas les mains vides !…

Et c’est pourquoi, lorsqu’il alla porter dans le coffre-fort, les recettes de la journée, comme il était de son devoir de le faire chaque soir, Yvon Ducastel qui, jusque là, avait respecté le bien d’autrui et n’eut jamais été même tenté de toucher à un sou qui ne lui appartenait pas, Yvon, dis-je, prit à poignée, à même l’argent de la banque… Il prit sans compter, enfouissant les billets dans les poches de son habit et de son pardessus, sans prendre la peine d’en regarder la dénomination… Comme pris de fièvre, ou de folie subite, il lui semblait qu’il n’en prendrait jamais assez, et c’est parce qu’il craignit qu’on le soupçonnât, s’il bourrait trop ses poches, qu’il se décida enfin à « en laisser » et à refermer la porte du coffre-fort.

Arrivé dans la rue, il sembla à Yvon que tous ceux qui le rencontraient le regardaient d’un air soupçonneux ; qu’ils devaient savoir, tous, qu’il venait de commettre un vol.

Ce n’était qu’une marche de cinq minutes, de la banque à sa maison de pension : mais, à chaque pas il lui semblait qu’une main allait se poser sur son épaule pour l’arrêter, avec ces mots : « Yvon Ducastel, au nom de la Loi, je vous arrête » ! Chaque bruit qu’il entendait ; chaque voix qui s’élevait n’allait-elle pas lui crier : « Voleur ! Voleur » !

Enfin, il arriva à sa pension, sans avoir été molesté. Vite, il monterait dans sa chambre et s’y enfermerait ?

Mais on eût dit qu’il était poursuivi par un mauvais sort, car, au moment où il mettait le pied sur la première marche de l’escalier conduisant au deuxième palier, là où était sa chambre, il se trouva face à face avec l’un de ses copains, nommé Calixte Rhantier.

Calixte pensionnait dans la même maison qu’Yvon et sa chambre à coucher était voisine de celle de notre jeune ami.