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le docteur gilbert.

dire que je suis obligé de partir ce soir même pour Fontainebleau, que mon fils est malade…

— Mais ce n’est qu’une légère indisposition, monsieur, interrompit Victorine d’une voix pleine de douceur ; M. Gilbert dit que vous avez tort de vous alarmer…

— Certainement, ajouta le médecin ; mais puisque Anatole est décidé à partir, tout ce que je dirais maintenant pour l’en empêcher serait inutile ; ainsi donc n’en parlons plus. Néanmoins, je te félicite, mon cher ami, d’avoir obtenu de ta femme qu’elle ne t’accompagnerait pas : je suis convaincu qu’elle aurait gagné en route une fluxion de poitrine ou quelque chose d’équivalent.

M. de Ranval était assis près de Gilbert, en face du canapé où se trouvait Victorine, et tenait toujours à la main son chapeau, comme s’il n’eût voulu demeurer qu’un instant.

Enfin, après un assez long silence, Victorine lui dit avec un air de reproche tendre :

— Mais il y a des siècles qu’on ne vous a vu, monsieur !… Tous les jours je demandais à votre excellent ami, M. Gilbert, la cause d’une aussi longue absence… En vérité, je craignais d’avoir à mon insu quelque tort envers vous…

— Madame !… reprit Anatole avec un geste de vive dénégation, avez-vous pu avoir une pareille idée !…

— Vous ne m’en voulez donc pas, monsieur Anatole ?… continua Victorine en laissant tomber sur lui un regard doux et brûlant.

— Moi, vous en vouloir, madame !… Permettez-moi de vous remercier au contraire… Vous m’avez toujours fait l’accueil le plus gracieux… et j’ai honte, vraiment, de ne vous en avoir pas encore témoigné ma reconnaissance… mais depuis quelque temps je vais fort peu dans le monde… Des travaux importans me retiennent chez moi.

— Et vous font négliger vos connaissances, vos amis… monsieur Anatole, interrompit Victorine avec un sourire affectueux et triste. Mais je sais que vos momens sont précieux pour l’art… et je vous pardonnerai votre abandon, votre oubli, monsieur, si nous leur devons un nouveau chef-d’œuvre !

— Très bien, très bien ! se dit tout bas le docteur avec son frottement de mains habituel, voilà des œillades qui brûlent !… et j’entends battre le cœur d’Anatole !…

Puis, à haute voix, il ajouta :

— Il faudra que tu lises quelque jour un fragment de ton poème à madame Villemont ; elle est avide de beaux vers, et tu n’as pas, je te jure, de plus chaud partisan, d’admirateur plus idolâtre, plus fanatique !… Croirais-tu, mon cher, qu’elle sait par cœur les trois quarts de tes odes ?…

— Oh ! monsieur, que votre poésie est belle ! s’écria Victorine avec chaleur, quelle sensibilité douce et profonde !… quelle élévation de style et de pensée !… Comme votre âme énergique et tendre se reflète admirablement dans vos ouvrages !…

— Madame, balbutia dans son trouble Anatole en baissant les yeux, les éloges d’une bouche comme la vôtre sont pour le poète une bien flatteuse récompense !… je regrette seulement de ne pas mieux les mériter…

— À merveille ! pensa le docteur, qui depuis le commencement de la conversation observait la physionomie changeante d’Anatole ; il mord à l’hameçon.

Ah ! monsieur, reprit Victorine d’un ton mélancolique, pourquoi m’avoir si long-temps laissée dans l’erreur ?… pourquoi m’avoir caché votre beau nom ?… L’an dernier, monsieur, quand vous m’honoriez quelquefois d’une visite, j’ignorais ma gloire et mon bonheur !… Ah ! si j’avais pu savoir que le plus sublime de nos poètes, qu’Anatole de Ranval était près de