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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/37

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le docteur gilbert.

moi !… Mais comment ne vous ai-je pas reconnu tout de suite à cet air noble et pensif, à ce large front d’inspiré, à cet œil grave, puissant et lumineux, qui révèle le génie ?…

— De grâce, madame !… interrompit Anatole qui, plus modeste que la plupart des poètes, n’aimait guère les louanges à bout portant, vous me rendez confus !…

— Cependant je ne vous dis pas encore tout ce que je pense, monsieur, ajouta Victorine, de peur d’offenser votre modestie…

Le docteur Gilbert se leva, prit son chapeau, et saluant Victorine avec une familiarité galante, il lui dit :

— Veuillez, m’excuser, madame : j’ai un malade à visiter dans le voisinage ; je suis attendu, et je vous demande la permission de vous quitter pour un instant. Je vous laisse en tête-à-tête avec Anatole, et vous ne vous apercevrez pas de mon absence. Je reviens dans quelques minutes, Anatole.

— M. de Ranval jeta sur la pendule un coup d’œil à la dérobée.

— Il est temps que je prenne aussi congé de madame, dit-il en se levant.

— Quoi ! déjà, monsieur ? répartit Victorine d’un air chagrin. Mais vous ne faites que d’entrer !

— L’heure me presse, madame, répondit Anatole, et vous savez que la malle-poste n’attend pas les voyageurs… Je serais désolé de ne pouvoir partir aujourd’hui.

— Bah ! dit Le docteur Gilbert en consultant sa montre, tu as encore une bonne demi-heure devant toi, et la voiture n’est qu’à deux pas d’ici.

— Ma pendule avance horriblement, ajouta Victorine ; ne vous réglez pas sur elle, monsieur Anatole.

Et déjà le médecin était parti.


VIII.


Lorsque Anatole se trouva seul avec Victorine, une espèce de crainte indéfinissable s’empara de lui : un frisson parcourut tout son corps, et de plus fortes palpitations soulevèrent sa poitrine. Il n’osait tourner les yeux vers madame Villemont, qui semblait elle-même interdite et tâchait de se donner une contenance. Elle penchait languissamment sa tête sur une épaule, et ses grandes prunelles noires, qui se dirigeaient avec amour vers Anatole, se voilaient par moment de leurs cils longs et soyeux, comme pour se soustraire au regard.

— Oh ! que cette femme est belle ! pensait Anatole dans une contemplation muette : que de grâces et d’enchantement ! que de poésie dans toute sa personne !… Pourquoi cette charmante créature n’est-elle pas vertueuse !

Et Victorine, silencieuse comme Anatole, se disait :

— Qu’il y a de noblesse dans son visage !… comme il est beau !…

Tout à coup le front d’Anatole devint soucieux, mélancolique, et se creusa d’une ride profonde, qui apparaissait chaque fois qu’une idée grave et triste venait l’assaillir. Il promenait douloureusement sa vue autour de lui sur les riches tentures de soie qui tombaient à larges plis des croisées, sur les glaces magnifiques, sur le fastueux ameublement du salon ; et mille pensées cruelles se pressaient tumultueusement dans son esprit.

— Quel luxe ! se disait-il, que de richesses !… Ah ! tout cela, peut-être, c’est le prix de sa honte !