Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 29.djvu/19

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son cours, pour admirer de l’œil et puiser dans le creux de sa main ses premières ondes sortant du rocher, cachées sous les feuilles, fraîches comme la neige d’où elles pleuvent, bleues et profondes comme le ciel de la montagne qui s’y réfléchit ? Ah ! ce que vous me demandez de faire sera un délicieux rafraîchissement pour mon âme, en même temps qu’une curiosité tendre et satisfaite pour vous. Je touche à ce point indécis de la vie humaine où, arrivé au milieu des années que Dieu mesure ordinairement aux hommes les plus favorisés, on est un moment comme suspendu entre les deux parts de son existence, ne sachant pas bien si l’on monte encore ou si l’on commence déjà à descendre. C’est l’heure de s’arrêter un moment, si l’on prend encore quelque intérêt à soi-même, ou, si un autre en prend encore à vous, de jeter quelques regards en arrière et de ressaisir, à travers les ombres qui commencent déjà à s’étendre et à vous les disputer, les sites, les heures, les personnes, les douces mémoires que le soir efface et qu’on voudrait faire revivre à jamais dans le cœur d’un autre, comme elles vivent à jamais dans votre propre cœur. Mais, au moment de commencer pour vous à déplier ces plis si intimes et si soigneusement fermés de mes souvenirs, je sens des flots de tendresse, de mélancolie et de douleur monter tout brûlants du fond de ma poitrine et me fermer presque la voix avec tous les sanglots de ma vie passée ; ils étaient comme endormis, mais ils n’étaient pas morts ; peut-être ai-je tort de les remuer, peut-être ne pourrai-je pas continuer. Le silence est le linceul du passé ; il est quelquefois impie, souvent dangereux de le soulever. Mais, lors même qu’on le soulève pieusement et avec amour, le premier moment est cruel. Avez-vous passé quelquefois par une de ces plus terribles