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l’époque romantique.

La plus complète inintelligence — le mot n’est pas trop fort — de la vérité et de la vie y éclate. Un gentilhomme rebuté par une femme, déguise son valet en seigneur et lui donne ordre de se faire aimer de cette femme : il y a là un scénario de farce. Que Molière en fasse les Précieuses ridicules, rien de mieux : mais d’en faire Ruy Blas, d’espérer sur cette donnée de haute fantaisie élever une action sérieusement attendrissante et tragique, c’est vraiment manquer de sens commun. Nulle part l’action n’est vraie, directement tirée de la réalité commune, simplement fondée sur les passions universelles : les Grecs et les Turcs de Racine sont bien plus près de nous, et par leurs actes, et par leurs sentiments, que les Espagnols et les Français de V. Hugo.

Les bizarres romans qu’il imagine pour corser son intrigue, les fantastiques passions dont il enfle ses caractères, sont presque toujours en complet désaccord avec les mœurs des temps où il localise son drame. Aussi a-t-il beau dresser pédantesquement toute la bibliographie d’un sujet ; la couleur historique jure avec le thème poétique ; elle fait l’effet d’être plaquée ; elle s’écaille. Nos seigneurs du xvie et du xviie siècle, tels que V. Hugo les voit, nous paraissent d’une fausseté ridicule ; et si l’honneur espagnol nous paraît mieux dépeint dans Hernani, c’est peut-être simplement parce que nous sommes Français. Les Espagnols s’en égaient ou s’en indignent, et ne trouvent pas plus de bon sens dans Hernani que nous n’en trouvons dans Marion de Lorme[1].

Il faut pourtant reconnaître que dans deux pièces au moins V. Hugo nous a donné avec puissance la vision poétique du passé : en dépit des extravagances de l’action, Ruy Blas évoque devant nos yeux l’effondrement de la monarchie espagnole, l’épuisement de la dynastie autrichienne à la fin du xviiie siècle ; et les Burgraves ressuscitent dans notre imagination l’effrayante, la confuse grandeur de l’Allemagne féodale.

Les drames de V. Hugo ont été sauvés par le lyrisme du style. Ils seraient plus oubliés que les tragédies de Legouvé, ou les mélodrames de Pixérécourt, sans les vers, qui sont d’un grand poète. Et si on les considère seulement comme des poèmes[2], on doit accorder qu’ils sont admirablement agencés pour ménager au poète les occasions de se donner carrière. Hugo amène n’importe comment les situations, les sentiments sur lesquels son inspiration lyrique pourra librement partir : il fait pour lui-même ce que

  1. Par ex. : M. J. de Larra (Figaro). Obras, Garnier Hermanos, 4 vol. in-12.
  2. Il y a dans le théâtre de Hugo un drame lyrique, pathétique et pittoresque, qui n’a pu se réaliser, opprimé par la préoccupation que le poète avait d’obéir à la tradition de l’intrigue, par les surprises et les péripéties du mélodrame qu’il se croyait obligé d’inventer (11e éd.).