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le naturalisme.

profondeur et la tristesse de l’œuvre, c’est cet écoulement d’une vie, où il n’arrive rien, et, sans qu’il arrive rien, la submersion finale de toutes les espérances juvéniles dans la niaise, stupide et monotone existence du bourgeois de petite ville. Et que surnage-t-il ? un souvenir, pas même un souvenir de bonheur, le souvenir d’une velléité sans effet ; mais il suffit que ce soit un souvenir de la première montée de sève virile, pour que l’âme en soit à jamais ensoleillée et réjouie.

Triste encore, mais d’une tristesse plus tendre, est le premier des trois Contes que Flaubert donna en 1877 : cette histoire d’un cœur simple — il s’agit d’une pauvre servante de province — est d’une sobriété puissante et d’un art raffiné ; dans l’insignifiance des faits, dans l’absolue pauvreté intellectuelle du sujet, dans la bizarrerie ou la niaiserie de ses manifestations sentimentales, transparaît constamment l’essentielle bonté d’un cœur qui ne sait qu’aimer et se donner ; quelque chose de grand et de touchant se révèle à nous par des effets toujours mesquins ou ridicules ; et ces deux sentiments qui s’accompagnent en nous, donnent une saveur très particulière à l’ouvrage.

En face de ces études réalistes sur la vie contemporaine, Flaubert nous présente de hardies, d’étranges tentatives de restitution de mœurs ou d’âmes bien lointaines : la Légende de saint Julien l’Hospitalier, Hérodias, dans les Trois Contes, la Tentation de saint Antoine (1874), et surtout le roman carthaginois de Salammbô (1862). En réalité, il n’y a pas de contradiction entre les deux parties de l’œuvre de Flaubert. Il a tout simplement « appliqué à l’antiquité les procédés du roman moderne », et la Tentation ou Salammbô ne sont pas construits autrement que Madame Bovary ou le Cœur simple. Seulement, l’observation directe étant impossible ici, il y a suppléé par l’étude des documents qui permettaient de reconstituer la réalité disparue.

La Tentation de saint Antoine, qui paraît une si prodigieuse fantaisie, est aussi strictement objective que l’Éducation sentimentale. Cette hallucination fantastique est sortie tout entière d’une patiente étude de documents ; de là, justement, la froideur de l’œuvre, et la fatigue qu’elle laisse : tellement l’auteur s’est mis en dehors de la vie contemporaine, tellement il a éliminé toute idée personnelle, toute conception philosophique, morale ou religieuse, qui eussent donné direction, sens et portée à ce splendide cauchemar. L’âme qui anime la Légende des siècles manque ici[1].

  1. Ces réflexions no s’appliquent qu’à la rédaction définitive, la troisième. La première était nettement romantique. Et je ferais même aujourd’hui des réserves sur le caractère objectif de la dernière rédaction. L’exécution est tout objective. Mais l’âme personnelle de Flaubert ne manque pas plus dans cette vision que l’âme de Leconte