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CORNEILLE ET DESCARTES

ments, avec ces différences des objets, apparaît dans l’article 83 de Descartes :

Art. 83. — On peut, ce me semble, distinguer l’amour par l’estime qu’on fait de ce qu’on aime, à comparaison de soi-même ; car lorsqu’on estime l’objet de son amour moins que soi, on n’a pour lui qu’une simple affection ; lorsqu’on l’estime à l’égal de soi, cela se nomme amitié et lorsqu’on l’estime davantage, la passion qu’on a peut être nommée dévotion. Ainsi on peut avoir de l’affection pour une fleur, pour un oiseau, pour un cheval mais, à moins que d’avoir l’esprit fort déréglé on ne peut avoir de l’amitié que pour des hommes. Et ils sont tellement l’objet de cette passion, qu’il n’y a point d’homme si imparfait qu’on ne puisse avoir pour lui une amitié très parfaite lorsqu’on en est aimé et qu’on a l’âme véritablement noble et généreuse. Pour ce qui est de la dévotion, son principal objet est sans doute la souveraine divinité, à laquelle on ne saurait manquer d’être dévot, lorsqu’on la connoît comme il faut ; mais on peut aussi avoir de la dévotion pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme particulier, lorsqu’on l’estime beaucoup plus que soi. Or la différence qui est entre ces trois sortes d’amour paraît principalement par leurs effets car, d’autant qu’en toutes on se considère comme joint et uni à la chose aimée, on est toujours prêt d’abandonner la moindre partie du tout qu’on compose avec elle pour conserver l’autre ; ce qui fait qu’en la simple affection l’on se préfère toujours à ce qu’on aime, et qu’au contraire en la dévotion l’on préfère tellement la chose aimée à soi-même qu’on ne craint pas de mourir pour la conserver. De quoi on a vu souvent des exemples en ceux qui se sont exposés à une mort certaine pour la défense de leur ville, et même aussi quelquefois pour des personnes particulières auxquelles ils s’étaient dévoués.

Par cette conception de l’amour s’expliquent quelques-unes des singularités du théâtre de Corneille. Le mécanisme curieux, d’abord, et les déplacements de sentiments qu’on remarque dans Polyeucte. Pauline, qui aimait Sévère pour son grand cœur, passe à aimer