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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

Antérieurement à son mariage, Étienne avait été ce que l’on est convenu d’appeler un mondain. Il aimait le bruit, les plaisirs, les réunions élégantes, la danse et tout le cortège des menus amusements que se procurent les gens fortunés. Par un sortilège que ses intimes ne pouvaient s’expliquer, il laissait sa mauvaise humeur à la porte d’une salle de bal et ceux qui le contemplaient : souriant, affable, d’une exquise politesse, au milieu d’un groupe gracieux de jeunes femmes, auraient eu peine à reconnaître en lui le journaliste revêche et misanthrope qui ne perdait jamais une occasion de rebuter un camarade d’une amère répartie.

Pendant la première année de leur union, la seule compagnie de sa femme avait suffi au bonheur du journaliste ; mais depuis quelque temps, il se sentait le désir de revoir le monde brillant qu’il avait fréquenté jadis, il était surtout anxieux d’y voir briller Alberte.

L’homme est ainsi fait que lorsqu’il possède un trésor, ses appétits ne sont complètement satisfaits que s’il peut exhiber son bonheur aux yeux des autres.

Un soir de janvier, à l’occasion d’un bal de charité, Étienne était entré plus à bonne heure que d’habitude. Sans en avoir prévenu Alberte, il avait acheté deux billets.

Heureuse de l’expectative de garder son mari une longue soirée auprès d’elle, la jeune femme était rayonnante de bonheur. Le souper fut rapide et comme le couple passait au boudoir :

— Et maintenant, Madame, allez vous faire bien jolie, je vous enlève ce soir, dit Étienne.

— Vraiment ? Et où me conduis-tu ?

— À un bal, ma chérie, au milieu d’un monde choisi dont je veux te voir la reine.

— Oh !…

Et il y avait dans cette exclamation une telle crainte…

— Est-ce que cela ne te plairait pas ?

— Tu sais bien mon chéri que tout ce que tu désires ne saurait me déplaire et cependant… je me faisais une telle joie de passer cette soirée ensemble, ici, dans notre cher home… Nous sommes si bien, mon ami, tous deux blottis au coin du feu… Une cohue brillante,… des toilettes… des apparats… cela m’effraie… j’y suis si peu habituée

— Tu n’as donc pas le désir de voir le monde, tu ne te sens donc pas entraînée vers cette vie de plaisirs après laquelle tant d’autres soupirent ?

— Le bonheur, mon mari trop aimé, il est ici, près de toi, dans cette maison déjà toute remplie de notre mutuelle félicité Et pourquoi irai-je me mêler à cette foule turbulente, puisque même au milieu de tout ce bruit, je ne vivrais que par ta seule pensée, que je n’aurais d’yeux que pour te voir, d’oreilles que pour entendre le son de ta voix ?…

— Alors, c’est non ?…

— C’est ce que tu voudras, mon cher Étienne, je ne veux pas être un obstacle en ta vie. Peut-être as-tu intérêt à rencontrer ce monde et je ne veux pas entraver ta carrière ; mais cela me fait peur… je me sens timide et craintive, je sais que j’y paraîtrais gauche. Je ne sais être moi-même que lorsque je suis seule auprès de toi…

— Tu es adorable et comme je t’aime ainsi. Tu as raison, pourquoi chercher le bonheur dans ces vaines distractions, quand nous l’avons si près, dans le doux épanchement de nos deux cœurs jamais rassasiés d’amour ?

— Tu n’es pas fâché ?

— Et comment le serais-je, ma petite femme si sage ? Vois, c’est sans le moindre regret que je jette en pâture aux flammes ces deux billets que, dans un moment d’étourderie, j’avais acheté, espérant te plaire…

— Que je réponds mal à ta sollicitude… j’aurais dû…

— Non, je t’aime mieux comme cela… Tu es si différente des autres…

Il venait de tourner le commutateur, la pièce était maintenant plongée dans une demi-obscurité que tempérait la flamme du foyer où achevait de se consumer une bûche d’érable. Il vint s’asseoir sur le sofa aux coussins moelleux qui faisait face à l’âtre et, tendant les bras à la jeune femme :

— Allons, venez roucouler, Madame la pigeonne !…

— J’y suis ! répondit Alberte qui déjà s’était jetée dans les bras nerveux de son mari.

— Et tu n’es plus timide ainsi ?

— Quand je sens autour de ma taille tes bras qui m’étreignent, que je n’ai qu’à pencher ma tête sur ta poitrine pour entendre battre ton cœur, je suis si heureuse, si heureuse. mon bien-aimé !…

— Et moi donc, ma douce petite femme !

Ils restèrent ainsi, tendrement enlacés, muets, en une sorte d’hystérie amoureuse, prostrés en leur extase, inconscients de l’heure qui fuyait. Étienne sentait sur sa poitrine les palpitations pressées du cœur d’Alberte, infiniment heureuse de l’amour qu’elle avait su lui inspirer.

— Oui ! se dit-il, comme s’éveillant d’un rêve féerique, elle a raison, c’est ici, dans l’enceinte de notre chez-nous que se trouve le vrai bonheur…

Et cependant, en se faisant cette réflexion que la raison lui inspirait, il n’était pas entièrement vrai avec lui-même. L’homme, encore une fois, ne peut s’éterniser à goûter parfaitement un bonheur qu’il ne peut exhiber avec fatuité ; dans chaque être humain, il y a un peu de l’étoffe d’un parvenu : la possession ne lui suffit pas… Avec son orgueil de mâle, il ressent un désir morbide de faire montre de son bonheur.

C’est ainsi que, ce soir, tout en reconnaissant la profonde sagesse d’Alberte, il ne pouvait se défendre d’une arrière pensée de regret en songeant que, mari d’une femme jeune, charmante et jolie, il ne pouvait s’enorgueillir de cette possession auprès du monde… de ce monde qu’il méprisait intérieurement ; mais où il aurait tant aimé la voir briller pour la satisfaction de sa propre vanité.

 

Étienne devait donner à La Salle Jean Le Provost une conférence sur les relations entre patrons et ouvriers. Pour la première fois, il avait songé à se documenter auprès d’Alberte et les idées que la jeune femme lui