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PIERRE LASSERRE

d’un Copernic ou d’un Colomb, ces empires gagnés sur une étendue que les yeux voient ou que les pieds foulent par des intelligences affamées de réalité, à côté de cette conquête d’un monde invisible et impalpable, de cette formidable captation et organisation du néant dans laquelle, se lancent des âmes ivres de souffrances et d’orgueil ? Non seulement inventer un monde, mais le rendre si croyable que les cœurs mêmes qui n’en connurent pas le besoin doutent s’il ne serait point vrai et n’y pensent point sans vertige ! Persuader à l’homme que ce monde ne lui est pas étranger, mais qu’il le porte en lui-même, qu’il y participe par une immatérielle essence ! Plus encore : cet au-delà, d’où personne pourtant ne revint jamais annoncer de nouvelles, le célébrer, le glorifier avec un enthousiasme sans vergogne, avec une divine impudence ! Le parer d’une dignité incomparablement supérieure à celle de la terre, afin de ravaler la terre et tout ce qui est d’elle, par la comparaison ! Ce n’est rien que de haïr. Et il n’est pas difficile de crier que la vie est méchante et diabolique quand on est un vaincu et un manqué de la vie ! Mais faire taire sa rancune, étouffer des cris qui seraient un aveu, attireraient le mépris et le courroux des forts, perdraient à jamais la cause de l’esclave, et se réserver pour une vengeance profonde ! Tourner lentement la civilisation et