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PIERRE LASSERRE

Deux écrivains considérables ont adopté fort décidément cette interprétation de Nietzsche et fait ce qu’ils pouvaient pour la propager. Auteur d’un très beau livre sur le Lied en Allemagne et des premiers jugements raisonnables publiés en France sur Richard Wagner, M. Édouard Schuré ne pouvait manquer de dire son mot sur le grand adversaire du wagnérisme. Il l’a fait avec plus de passion que de clairvoyance. Idéaliste et mystique — très noblement d’ailleurs — romantique également, aussi enclin à croire à toutes les mythologies de la « conscience » et du sentiment que scandalisé, je le crains, par des dieux de marbre — on ne pouvait attendre de M. Schuré une sereine appréciation. Il a traité Nietzsche un peu comme les polémistes cléricaux faisaient Renan, après la Vie de Jésus. Ces quelques lignes donneront l’idée de sa thèse :

Il y a dans la vie de certaines âmes de brusques volte-face où, prises d’une haine violente contre l’objet de leur culte, elles brûlent ce qu’elles ont adoré et adorent ce qu’elles ont brûlé. En pareil cas, l’idole renversée n’est qu’une occasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l’homme l’ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournants dans la vie intime de Nietzsche ; ce fut sa rupture avec Richard Wagner. À partir de ce moment, la maladie de l’orgueil qui couvait en lui se développa en proportions gigantesques pour le conduire à un athéisme féroce et jusqu’au suicide intellectuel. ( « L’individualisme et l’anarchisme en littérature », Revue des Deux-Mondes, 15 août 1895, p. 777.)