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LA MORALE DE NIETZSCHE

soi sa sévérité et sa dureté, qui a le respect de tout ce qui est sévère et rigoureux. « Wotan me plaça dans la poitrine un cœur dur, » est-il dit dans une vieille Saga scandinave… cette sorte d’hommes s’enorgueillit justement de n’être pas faite pour la pitié : c’est pourquoi l’auteur de la Saga ajoute : « Celui qui n’a pas dès sa jeunesse un cœur dur ne l’aura jamais. » Des nobles et des braves qui pensent de la sorte sont aussi éloignés que possible de cette morale qui fait justement consister dans la pitié ou dans le fait d’agir pour autrui, ou dans le désintéressement (en français dans le texte) le signe décisif de la moralité… Les puissants savent honorer ; c’est là l’art où se déploie leur richesse d’invention. Respect pour la vieillesse et respect pour la tradition, double fondement pour eux de tout le droit. Une foi, une disposition d’esprit qui porte toujours à juger favorablement les aïeux et défavorablement les nouvelles générations, voilà un trait typique de la morale des puissants ; réciproquement, quand on voit les hommes des « idées modernes » croire presque par instinct au « Progrès » et à « l’avenir » et manquer de plus en plus de respect pour l’âge, on a là un signe bien suffisant de l’origine basse de telles idées… Être capable de longue reconnaissance et de longue vengeance — à l’égard seulement de ses pairs — et s’en sentir le devoir ; savoir nuancer le talion, avoir des idées raffinées en amitié, éprouver une certaine nécessité d’avoir des ennemis (peut-être comme exutoire aux humeurs d’envie, de dispute,