Page:Lauvrière - Edgar Poe, sa vie et son œuvre, 1904.djvu/570

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enfermés derrière la haute et solide porte de bronze de leur noble palais, vident généreusement les rouges flacons de Chios ; mais les menaces et les souvenirs du Mal qui sévit au dehors ne sont point si faciles à exclure.

« Il y avait éparse, autour de nous, dit l’un des convives, des choses dont on ne peut nettement rendre compte, des choses matérielles et spirituelles : une lourdeur de l’atmosphère, un sentiment d’oppression, d’anxiété, et surtout ce terrible mode d’existence que subissent les êtres nerveux quand les sens sont vivement excités et éveillés, alors que la faculté de penser reste endormie. Un poids mort pesait sur nous. Il pesait sur nos membres, sur les meubles familiers, sur les goblets que nous vidions ; tout en était accablé, écrasé, tout sauf les flammes des sept lampes de fer qui illuminaient notre banquet[1]. »

C’est qu’en effet à cette orgie macabre assistait un hôte méconnu : « le jeune Zoïlus, mort, étendu de tout son long en son linceul, génie et démon de cette scène » ; et voilà qu’au-dessus du cadavre au fixe regard vitreux se dresse devant la porte vainement close une ombre, un vague fantôme, et les sept funèbres compagnons « bondissent de leurs sièges, pleins d’horreur ; ils se lèvent, tremblants, frissonnants, effarés d’épouvante : car les intonations de la voix de l’Ombre n’étaient pas celles d’un seul être quelconque, mais celles d’une multitude d’êtres, et cette voix, dont les cadences variaient de syllabe en syllabe, remplissait confusément nos oreilles des accents inoubliés et familiers de mille et mille amis disparus ! » — Sous une forme plus richement dramatique, quoique moins subtilement symbolique revient la même hantise dans le Masque de la Mort Rouge. C’est en vain qu’en une désastreuse année de peste, le prince Prospéro s’est retiré avec sa cour en sa riche abbaye fortifiée ; c’est en vain qu’il s’est entouré de bouffons, de balladins, de violonistes ; c’est en vain qu’à flots coulent les vins généreux : au fond d’une terrible salle noire aux baies rougeoyantes, le strident tic-tac d’une gigantesque horloge d’ébène suspend impérieusement à chaque heure rires, danses et violons. Et voilà qu’au douzième coup de minuit paraît soudain au milieu

  1. L’ombre, I, 125.