Page:Lavedan - Il est l’heure, AC, vol. 47.djvu/10

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ration du désir nous terrassait, brisés de fatigue, le corps et l’esprit en suspens, l’oreille aux aguets, bondissant au plus petit bruit, malades à la moindre alerte, le cœur à l’envers pour un aboiement, un coup de sifflet, la chute d’une feuille.

Cette situation devenait intolérable. Par instants, pris de folie, je m’imaginais être le principal intéressé, attendre pour mon propre compte… et je m’avouais tout bas : « Je ne me tiendrai jamais jusqu’au bout, je mourrai dégoûtamment ; il faudra me traîner. » À la pensée du crucifix de cuivre que je devrais baiser à la minute suprême, je me sentais défaillir.

Soudain, un grand tumulte s’éleva, dissipant le cauchemar qui m’assaillait, des sabots de chevaux retentirent sur le pavé ; c’était le peloton des gendarmes.

Ils s’avançaient au pas, écartant leurs fortes jambes bottées, doux colosses à bonne figure, et leurs chapeaux à cornes se détachaient sur le ciel vert-d’eau. Ils se placèrent sur deux rangs, face à l’échafaud, l’officier à deux mètres en tête. Je ne sais pourquoi leur vue me réconforta, me fit du bien ; je les aurais embrassés pour la sévère émotion qui crispait leurs traits rudes, pour leurs bouches hermétiquement contractées sous la grosse moustache. Leurs percherons bougeaient à peine, très sages comme s’ils eussent compris que ce n’était guère l’instant de piaffer.

Rapidement le jour naissait. À ses premières lueurs blafardes nous nous regardions les uns les autres, hébétés, l’œil creux et le teint plombé comme après neuf heures de bal. Nous avions les mains sales, de cette saleté particulière qui ne se ramasse que la nuit, même quand on est en cravate blanche et qu’on ne touche à rien. Trois fois plus nombreux qu’à notre arrivée, nous voyions se presser au premier rang, tout près de la guillotine, beaucoup de curieux à face patibulaire apparu comme par magie. À quinze mètres derrière moi, sur le toit plat d’une basse construction se tenaient debout en plein firmament clair, trois personnes : une grosse femme, les doigts joints sur un ventre à tablier bleu, une autre plus jeune en peignoir de percale avec des bas écarlates, et un marmiton coiffé de sa tourte. Ce dernier, maigre, perché sur un tabouret, semblait ainsi, parmi les tuyaux de cheminées, quelque long Pierrot de gouttière, très anormal. Les deux femmes se passaient tour à tour une lorgnette de spectacle.

Tout à coup, M. Deibler ayant consulté sa montre, marcha droit vers M. Gaubet qui parlait au milieu d’un groupe, et lui dit quelques mots qu’on n’entendit pas ; ce dernier aussitôt, se dirigea vers la prison, escorté de cinq ou six individus qui le suivaient sans entrain, la tête basse. La petite porte de la Roquette se referma sur eux sans bruit.

Ils allaient réveiller l’homme.