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FACTEURS IMMÉDIATS DES OPINIONS

Nous avons déjà montré que les foules ne sont pas influençables par des raisonnements, et ne comprennent que de grossières associations d’idées. Aussi est-ce à leurs sentiments et jamais à leur raison que font appel les orateurs qui savent les impressionner. Les lois de la logique n’ont aucune action sur elles[1]. Pour convaincre les foules, il faut d’abord se rendre bien compte des sentiments dont elles sont animées, feindre de les partager, puis tenter de les modifier, en provoquant, au moyen d’associations rudimentaires, certaines images bien suggestives ; savoir revenir au besoin sur ses pas, deviner surtout à chaque instant les sentiments qu’on fait naître. Cette nécessité de varier sans cesse son langage suivant l’effet produit à l’instant où l’on

  1. Mes premières observations sur l’art d’impressionner les foules et sur les faibles ressources qu’offrent sur ce point les règles de la logique remontent à l’époque du siège de Paris, le jour où je vis conduire au Louvre, où siégeait alors le gouvernement, le maréchal V…, qu’une foule furieuse prétendait avoir surpris levant le plan des fortifications pour le vendre aux Prussiens. Un membre du gouvernement, G. P…, orateur fort célèbre, sortit pour haranguer la foule qui réclamait l’exécution immédiate du prisonnier. Je m’attendais à ce que l’orateur démontrât l’absurdité de l’accusation, en disant que le maréchal accusé était précisément un des constructeurs de ces fortifications dont le plan se vendait d’ailleurs chez tous les libraires. À ma grande stupéfaction – j’étais fort jeune alors – le discours fut tout autre. « Justice sera faite, cria l’orateur en s’avançant vers le prisonnier, et une justice impitoyable. Laissez le gouvernement de la défense nationale terminer votre enquête. Nous allons, en attendant, enfermer l’accusé. » Calmée aussitôt par cette satisfaction apparente, la foule s’écoule, et au bout d’un quart d’heure le maréchal put regagner son domicile. Il eût été infailliblement écharpé si l’orateur eût tenu à la foule en fureur les raisonnements logiques que ma grande jeunesse me faisaient trouver très convaincants.