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Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/148

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comme le paysan auquel on disait que sa fiancée était boiteuse : « Comment ?… Elle n’a qu’une petite guibolette ! » Souvent même, il avait querellé Frumand à ce sujet, car Frumand, à l’inverse de Bernard, ne se faisait aucune illusion sur les gens. Plus on lui était cher, moins il était indulgent. Ses maîtres prétendait qu’il « voyait gros ». « Sans doute, répondait-il, d’autant plus gros que j’y regarde de plus près ! »

Pour lui, aimer quelqu’un c’était voir plus clair, et, comme la flamme, son amitié était d’autant plus lumineuse qu’elle était plus chaude. Mais, dans la circonstance, les rôles étaient changés ; c’était Bernard qui avait des sévérités excessives ; c’était Frumand qui inventait toutes sortes d’excuses pour s’expliquer à lui-même la raideur de Bernard.

Courtois entra. Il apportait une petite bouillotte d’argent pleine d’eau chaude qu’il alla déposer dans le cabinet de toilette. Une mince vapeur s’en échappait. Le marquis était dressé à ne pas la laisser refroidir. Il eût pu dire de lui-même ce que disait un homme d’esprit à propos de son vieux serviteur :

— Il y a si longtemps qu’il est pour moi un maître indulgent !

— Mes enfants, reprit-il, il faut que je m’habille… D’ailleurs, vous avez à causer. Je vous retrouverai au salon. Il est bien entendu que M. de Frumand reste à déjeuner avec nous.

— Non, je vous remercie, monsieur le marquis. Deux mots à Bernard et je retourne à Paris.

— C’est irrévocable ?

— Je ne puis faire autrement.

— J’en suis fâché, mon cher ami.

M. de Cisay prit les deux mains de Frumand, et les serrant de toutes ses forces, il ajouta :

— Je vous félicite, monsieur de Frumand. Vous avez le cœur bien placé… à la française… Je n’oublierai pas cette matinée.

— Ni moi non plus, monsieur le marquis.

Frumand salua et passa lui-même son bras sous celui de Bernard. Tous deux sortirent.

— Où m’emmènes-tu ? demanda Frumand.

— Viens dans ma chambre. Nous y serons libres.

C’était un joli petit appartement, meublé avec un soin tendre et qui donnait, par une double porte, dans la chambre principale du château, dans la chambre vide de la maîtresse de maison. Cette disposition remontait loin. La marquise avait fait l’arrangement pour son fils, alors qu’il était petit enfant et qu’elle voulait l’avoir près d’elle. Elle avait orné la petite chambre de tout ce qui pouvait plaire à un jeune homme, et elle avait si bien réussi, que, plus tard, on l’avait