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Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/149

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donnée à Bernard parce que c’était la seule de toute la maison qui portât la trace d’attentions maternelles. Bernard aimait passionnément son appartement de Chanteloup. Souvent, quand il était petit, il entr’ouvrait la porte de la grande chambre dont les volets étaient fermés, et il rêvait longtemps au bonheur qu’il aurait eu à aller y trouver sa mère, ou tout au moins sa grand’mère. Tendre et doux comme il l’était, il enviait le sort de ceux qui ne sont point privés de semblables caresses. Plus grand, plus grand, il avait eu d’autres rêves, et cette chambre lui était apparue comme le sanctuaire béni où il amènerait sa femme.

Quand ils entrèrent ce matin-là dans la petite chambre de perse bleue, la porte de la grande était ouverte. Bernard alla pour la fermer.

— Qui demeure là ? demanda Frumand.

— Personne, répondit Bernard.

— Laisse-moi voir alors, dit Frumand, toujours curieux.

Bernard s’effaça un peu, tenant quand même la porte, et Frumand avança la tête :

— Allons ! tout est préparé pour faire de toi un homme heureux.

Il ne reçut aucune réponse. Bernard restait toujours froid et surtout triste. La seule présence de son ami était pour lui une souffrance, et il se disait que les choses humaines ont d’étranges renversements. Pourtant son amitié n’était point morte, mais elle sommeillait en lui comme certaines pensées refoulées sommeillent au fond des yeux.

Ils ne firent que traverser la chambre de Bernard et entrèrent dans un autre appartement qui y attenait et qui portait le nom de bibliothèque, nom trop pompeux, car la famille de Cisay n’ayant jamais été lettrée, la bibliothèque n’avait en fait jamais existé, c’était bonnement la salle d’études de Bernard, avant qu’il fût au collège, quand il avait son précepteur, et depuis, c’était encore l’endroit où il s’installait pour travailler. Il y avait réuni tous les objets à son usage, son chevalet dans un coin, son fusil dans un autre et ses pipes sur la cheminée. La fenêtre, qui était une large baie à triple ouverture, garnie de vitraux de couleur, donnait beaucoup de lumière et les vitraux jetaient leurs rayons un peu partout. En face, entre des planches de bois noir, étaient soigneusement rangés les livres de Bernard, depuis l’alphabet où il avait appris à épeler jusqu’à ses gros bouquins de droit. Au-dessous, on voyait plusieurs tiroirs fermant à clef, où il conservait ses papiers et ses notes intimes. Là point de trace d’une main féminine, point de tentures souples, point de petits détails. Au moment où cette salle avait été aménagée, la mort avait déjà fait sa rafle. Seulement un des Pères qui avaient