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Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/150

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élevé Bernard, étant venu passer une partie des vacances au château et s’étant servi de la bibliothèque comme d’un oratoire, avait laissé sur un des murs un grand crucifix et au-dessous un prie-Dieu. Ce prie-Dieu avait appartenu à la marquise. C’était sans doute le seul qu’il y eût dans la maison, et il était tout simple qu’il revînt à Bernard, personne autre n’ayant l’idée de s’y agenouiller.

Quand le marquis venait par hasard trouver son petit-fils dans la bibliothèque, il n’y restait jamais longtemps :

— Cela sent la science, disait-il. Tu dois avoir mal à la tête,… viens faire un tour.

Le marquis considérait les livres comme un homme bien portant considère une tisane.

— C’est bon pour les enfants ou pour les malades ; mais s’en servir en pleine santé, allons donc !

La fenêtre était ouverte et laissait entrer le soleil quand les deux jeunes gens s’assirent dans la bibliothèque. À la grande surprise de Bernard, Frumand devenait de plus en plus expansif, sa figure se colorait, ses yeux brillaient, il avait son sourire des bons jours, des jours où il avait l’âme enlevée.

— Ah ! que je suis content d’avoir vu M. de Cisay ! Que je bénis le ciel de m’avoir envoyé cette inspiration ! J’ai travaillé pour toi, mon ami, et c’est pourquoi tu me vois si heureux.

— Pour moi ? Je ne comprends pas.

— Nous avons causé d’avenir, avec ton grand-père. Bernard ne sembla pas s’émouvoir.

— J’ai plaidé de mon mieux pour qu’on te laisse épouser Mlle d’Oyrelles…

Bernard lui lança un regard plein de reproche :

— Tu plaisantes, Henri ?

— Pas le moins du monde. Si tu n’étais pas si sombre, je t’en dirais davantage ; mais tu ne m’encourages guère.

— Mon cher ami, dit Bernard, qui était violent à ses heures, je pense que tu n’es pas venu ici pour me torturer. Alors parles… ou…

— Ou va-t’en, c’est clair… Pauvre enfant ! comme on voit que tu es malheureux ! Tu l’aimes donc bien ! Me pardonneras-tu de n’avoir pas deviné plus tôt, et de m’être un instant, et à mon insu, glissé entre elle et toi ?

Il disait cela de son air tendre. Bernard, qui essayait de comprendre, le dévorait des yeux.

— Mon bon ami… je n’épouserai jamais Mlle Jeanne.

Bernard se dressa sur ses pieds comme si l’électricité l’eût touché. Pourtant il doutait encore et ce doute le rendit cruel.