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Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/294

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MESSIEURS DE CISAY[1]



XIII


L’antichambre était petite et toujours encombrée. Les deux banquettes de velours vert avaient pris des tons jaunâtres et s’étaient lustrées comme de la peluche à force de servir. On ne les voyait jamais vides. Que Mme Magnin fût chez elle ou qu’elle fut sortie, il y avait constamment deux ou trois domestiques qui venaient faire une commission ou chercher une réponse, et comme l’attente était longue parce qu’il fallait gagner son tour d’audience, les langues allaient bon train.

L’appartement n’avait rien de luxueux. Il était grand, mais sombre et assez mal tenu. Mme Magnin était si occupée qu’elle n’avait pas le temps de veiller à son ménage.

— Que voulez-vous, disait-elle avec la conviction du zèle, je suis dehors les trois quarts de la journée et quand je rentre, on m’assiège… Je ne m’appartiens pas ! Je n’ai plus de vie personnelle !…

Mme Magnin était venue au monde avec des instincts philanthropiques que les conditions de sa vie avaient développés. Comme tous les philanthropes, elle se prenait au sérieux et personne plus qu’elle-même n’était persuadée de l’excellence de ses bienfaits. Son dévouement, qui était très réel, différait autant de la vraie charité que la simple nature diffère de la vertu. Au fond, c’était sa propre satisfaction qui la guidait, et le mal apparent qu’elle se donnait n’était qu’une jouissance voilée, jouissance d’activité, de succès, d’éloges. C’était sa fierté de voir son antichambre pleine, c’était son plaisir de ranger ses lettres, de les classer, et de se mettre en voiture avec un carnet bondé de notes. Il lui arrivait même souvent d’avoir des jouissances raffinées. Dans un salon, elle voyait des choses dont les simples mortels ne se doutaient pas. On était obligé envers elle à tant de confidences ! Ses colloques intimes, dans le secret de son cœur, étaient pleins de mystères qui flattaient sa vanité, car chacun sait que rien n’est doux, pour certains esprits, comme d’être au courant des dessous de cartes.

Ce jour-là, vers midi, deux domestiques montèrent en même

  1. Voy. le Correspondant des 10 et 25 novembre, 10 et 25 décembre 1887, et 10 janvier 1888.