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Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/313

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Ils ne parlaient plus. Sans doute M. de Cisay préparait ce qu’il devait dire à Mme d’Oyrelles. Quant à Bernard, depuis qu’il avait touché ce sol enchanté, il s’était fait dans son esprit un tel bourdonnement, une telle confusion qu’il n’était pas capable d’y retrouver une pensée. Ils marchaient dans les feuilles mortes, l’un près de l’autre, le marquis la tête en haut, Bernard les yeux fixés sur le chemin. Parfois le grand-père faisait un geste, répondant à une de ses impressions, parfois il suivait de l’œil un oiseau qui s’envolait pour aller se percher sur la fine pointe d’un arbre, parfois il jetait un regard sur le beau rejeton qui marchait à côté de lui.

Comme toujours, c’était le marquis qui se trouvait près de son petit-fils ; comme toujours il allait le guider et l’appuyer, vieille habitude prise auprès du berceau de Bernard, grâce à une de ces sympathies mystérieuses qui nous rapprochent les uns des autres. Dans une si grave circonstance, le marquis sentait mieux que jamais la douceur de son rôle, et il lui revenait pour ce grand jeune homme qu’il conduisait aux fiançailles des élans de tendresse protectrice comme il en avait, quand, penché sur le lit de Bernard enfant, il le regardait s’éveiller. L’heure qui s’approchait n’était-elle pas en effet un réveil pour Bernard ? Réveil au sortir d’une longue souffrance. Réveil, parce que l’amour heureux allait jeter dans son âme toutes les lumières, toutes les vitalités. C’est le volet qu’on ouvre au matin, c’est la gerbe de rayons qui éclaire subitement la chambre. Cette heure devait mettre la dernière main à ce long travail dans lequel se façonne tout notre être ; le bonheur qui nous ouvre les yeux aux suprêmes beautés de la vie, aux plus doux et aux plus graves devoirs, possède un art d’achever qui lui est propre. En sortant de là, Bernard serait un homme.

Ils arrivaient à un petit carrefour qu’ils devaient dépasser. Mais, juste à l’entrecroisement des allées, ils aperçurent, à quelques pas, Mme d’Oyrelles et Jeanne. Mme d’Oyrelles attendait sa fille qui, à demi enfoncée dans le taillis, cueillait des violettes, cachées dans de la mousse et du lierre. Ce n’étaient point les violettes petites et parfumées qui éclosent en hiver, mais des fleurs plus grandes et plus pâles, aux pétales allongées, au calice blanc, qui animent les bois et qu’on appelle des violettes folles. Elle en avait plein la main et se retournait pour les montrer à sa mère quand elle aperçut en même temps MM. de Cisay. Toutes deux se troublèrent, mais à Mme d’Oyrelles il ne fallut qu’un instant pour se remettre. Mme d’Oyrelles avait d’ailleurs une façon d’accueil toujours aimable, mais toujours un peu froide, soit que ce fût un reste de sa timidité d’enfance, soit que ce fût une suite de ses chagrins. Elle n’était pas de ces gens qui s’épanouissent en disant bonjour. Au contraire, son