Page:Le Ménestrel - 1896 - n°36.pdf/4

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
284
LE MÉNESTREL

ii

Pendant le second empire. — Une promenade chantante à Bicêtre : À bas Béranger ! Vive Pierre Dupont ! — Le journal de Delescluze : la messe au fort Lamalgue. — Souvenir d’un prisonnier d’État : les gondoliers de Corte. — Raffaelle Trabucco et son cor d’harmonie.

Les prisons réservées aux vaincus de la politique, ne chômant pas plus sous le second empire que sous la monarchie de juillet, eurent aussi leurs bardes et leurs rapsodes. Dès le 2 décembre 1851, aux premières heures de la lutte, Bicêtre reçoit une fournée de combattants qui, d’après leur historien Hippolyte Babou, jettent une note gaie dans le sombre asile de la folie.

Ils sont conduits et enfermés dans les casemates noires de ténèbres : au milieu de l’obscurité, un orateur invisible propose une promenade chantante au son de la Marseillaise.

— Bravo ! crie la foule, nous sommes de l’Orphéon de Bicêtre.

Et cent vingt voix entonnent le chant patriotique, « chant d’hygiène, » dit Babou, puis le Chant du départ, les Girondins, la fanfare contemporaine de Jemmapes et de Fleurus :

Bruxelles-en-Brabant
Pas de compliment.
J’entre chez lui tambour battant.

Un artiste inconnu lance sur l’air de Compère Guilleri une boutade contre le héros de Brumaire :

Gai, gai, mes amis,
Soyons réjouis,
Chantons le renom
Du grand Napoléon
C’est le héros des petites-maisons.

L’auditoire s’amuse fort du timbre suraigu du chanteur, qui a des acuités de fifre.

Mais le virtuose n’a-t-il pas la malencontreuse idée de continuer par le Vieux Caporal et les Souvenirs du peuple ; tous alors de siffler ; on crie même : « À bas Béranger ! » et on réclame le Chant des ouvrier de Pierre Dupont, que le chœur répète jusqu’aux premières lueurs de l’aube.

Cette gaîté fébrile et un peu forcée devait avoir de tristes lendemains. L’ère des commissions mixtes s’ouvrit ; et bientôt de longues théories de déportés partaient, soit pour la terre d’Afrique, soit pour les forteresses de l’Océan et de la Méditerranée. Parmi les condamnés se trouvait Delescluze, qui publia plus tard le Journal de sa captivité, récit très animé, très vivant, d’un bon style et d’un chaud coloris. Entre autres souvenirs se rattachant à notre sujet, celui d’une messe militaire au fort Lamalgue mérite d’être rapporté :

« Autant qu’il m’en souvient, écrit Delscluze, les messes militaires ont l’immense mérite de s’expédier au galop ; mais au fort Lamalgue c’est bien différent. À défaut d’orgue et de serpent il y avait un orchestre vocal, composé d’une dizaine de prisonniers militaires. Pendant les vingt-cinq ou trente minutes que dura l’office, j’entendis exécuter une foule de cantiques dont je ne peux pas critiquer l’intention, mais dont je puis le dire, un tas de rapsodies du dernier commun, habillées d’airs mondains empruntés aux opéras et aux chansons en vogue, et bravement enlevées par des choristes en pantalon rouge. »


Le mot de Buffon : « Le style est l’homme même, » trouve ici sa pleine et entière justification. Nature sèche et revêche, autoritaire et atrabilaire, Delescluze était encore la personnification de cet autre aphorisme, passé à l’état de proverbe :

Cet homme assurément n’aime pas la musique,

non pas que celle du fort Lamalgue, nous semble susceptible de réhabilitation, mais la tournure d’esprit particulière à Delescluze lui interdisait tout sens musical.

Combien en diffère un de ses coreligionnaires politiques, non moins intransigeant que lui, mais d’une âme plus ardente, plus expansive, plus ouverte aux sentiments généreux et aux nobles inspirations qui font la gloire ou la consolation de l’humanité ! Nous voulons parler du sergent Boichot, mort depuis quelques mois seulement. Revenu furtivement d’exil en 1854, il s’était laissé surprendre à Paris, et son imprudence avait été payée de la détention à Belle-Isle-en-Mer. Certes il n’abandonne rien de ses rancunes ni de ses revendications dans le livre qu’il a laissé sous le titre de Souvenirs d’un prisonnier d’État ; mais il donne librement carrière aux grandes aspirations de sa nature rêveuse et poétique, que semblent élargir encore ses sensations musicales. Ces sensations, Boichot les trouve et les éprouve partout. Tantôt c’est la chanson de Pierre Dupont qui vibre à son oreille avec son vers puissant et sa mélodie fruste, symbole musical du socialisme sous la seconde république ; tantôt c’est le mugissement de la tempête dont il cherche la tonalité ; puis le chant des oiseaux qui le transporte et le ravit. Toutes ces impressions, d’ordre varié, sont notées au jour le jour. Boichot est avec ses compagnons d’infortune sur le bâtiment qui les emporte à Belle-Isle.

« Pendant la traversée, écrit-il, la plupart des détenus entonnèrent les chants de Dupont, la Marseillaise et d’autres airs républicains, qui, chose étrange, eurent un immense succès parmi les hommes de l’escorte… »


Dans la forteresse, « le son de la flûte de notre collègue commissaire se mêle au bruit de la rafale et forme un concert plein d’une étrange et fantastique harmonie »

Des ordres de l’administration déplacent les prisonniers, qui seront transportés en Algérie. Mais le vent les arrête trois jours en vue de Corte, dont la population, à qui Boichot reconnaît « l’instinct des idées et des institutions républicaines », accueille les exilés avec une touchante compassion :

« À l’heure du crépuscule, nos amis et leurs familles, montés sur des espèces de gondole, vinrent stationner aux limites établies par la police, et chantèrent en chœur des airs patriotiques du pays. L’écho de ces sérénades, se mêlant aux symphonies de la mer, nous arrivait plein de charme et de poésie et nous prouvait que nous étions chez un peuple ami de la liberté. »


Tous ces conspirateurs, quelque discutable que fût leur opinion ou leur cause, avaient un caractère épique. Il me souvient de l’un d’eux, un musicien précisément, un certain Rafaëlle Trabuco, qui était professeur de cor d’harmonie et qui passait même pour avoir du talent. Il s’était trouvé impliqué dans un complot mazzinien contre la vie de l’empereur. Or, c’était en 1863, au moment où je cessais d’être étudiant. Un de mes camarades, jeune avocat stagiaire, me fit entrer dans la salle d’audience, à l’heure psychologique des plaidoiries, du résumé — il existait encore — et du verdict. J’étais juste en face de Trabuco, une manière de petit homme, un peu épais, mais très remuant, dont la face rondelette disparaissait sous une touffe de poils d’ébène.

il fut condamné, avec la plupart de ses complices, à la détention perpétuelle ; et comme le président, demandant à Trabuco, pour paraître atténuer la rigueur de la sentence, s’il n’avait pas quelque requête à présenter à l’empereur :

— Qu’il me rende mon cor ! s’écria d’une voix tragique le musicien, qui se révélait là tout entier.

(À suivre.)

Paul d’Estrée.

JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS
(Suite.)

Delibes, Guiraud, Lalo, Poise, Duprato viennent de disparaître successivement. Il me semble qu’ils emportent avec eux quelque chose d’un art charmant, auquel succès un art pénible comme le temps où nous vivons.

Certains puristes pharisiens affectent le plus grand dédain pour les musiciens qui composent au piano.

Je croyais que, depuis Alceste, il était admis que « le temps ne fait rien à l’affaire ». — Si le temps n’y fait rien, qu’y peut faire tel ou tel procédé de travail ?

Celui-ci a besoin, pour créer son œuvre, de l’isolement de la campagne ; celui-là, de l’excitation sans cesse renouvelée d’un milieu artistique vivace. À l’un, il faut le silence de la nuit, à l’autre, la petite flamme que le café allume dans le cerveau. — En voici qui ruminent une première idée pendant la déambulation, si propice à l’activité de la pensée flottant autour d’un germe de conception. J’en sais qu’une plume de fer dans les doigts glacerait.

Qu’importent telles ou telles habitudes d’esprit, ou même d’outil matériel, si l’œuvre est saine et bonne ?

Le grand argument des Aristarques, est qu’au piano les doigts agissent plus que l’imagination, refaisant les mouvements dont ils sont coutumiers, reproduisant fatalement des formes connues, des harmonies usées, des figures mélodiques banales.

Il est acquis à l’histoire musicale que Schumann composait toujours au piano et ne pouvait s’en passer. C’est ainsi que furent conçus le Carnaval, Kresleriana, Humoreske, les Études symphoniques, les Novellettes, Fantasiestücke, Kinderscenen, et le Lieder, et le Paradis et la