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Page:Le Ménestrel - 1896 - n°39.pdf/2

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LE MÉNESTREL

qui, dans son absence, ne peut être mieux remplacée que par Mlle Beaumesnil, actrice aimable et sensible et musicienne excellente. Orphée est très bien représenté par M. Le Gros qui, à la voix la plus parfaite, au talent le plus brillant et au chant le plus sûr, unit encore le jeu le plus animé et le plus expressif. Mlle Rosalie joue et chante avec beaucoup d’agrément son rôle favori de l’Amour. Mlle Châteauneuf la remplace dans ce rôle et y est applaudie.

Les ballets de la pompe funèbre et des Enfers sont de la composition de M. Gardel, ceux des Champs Élysées et de l’Amour sont de M. Vestris, et leur font honneur. Les plus grands talents de la danse ont montré dans cet opéra le zèle le plus vif et le plus heureux. Mlle Guimard, excellente danseuse, qui répand tant de grâce et de volupté sur ses pas ; Mlle Heinel dont la danse est si noble, si imposante ; M. Vestris, ce danseur que la nature et l’art ont pris plaisir à former ; M. Gardel, qui a le talent le plus hardi et le plus décidé, tous ces premiers talents de la danse, et après eux la brillante Mlle Dorival et M. Gardel le jeune, ensemble et séparément, ont ravi l’admiration et les suffrages du public enchanté[1] »


Le mois d’après, le journaliste, suivant le courant de l’opinion, ajoutait :

« L’Académie royale de musique continue avec succès les représentations d’Orphée et Eurydice. La musique de cet opéra gagne à être entendue ; elle produit d’autant plus d’effet que l’on a eu plus souvent occasion de la détailler et de la méditer. L’auditeur attentif y découvre le génie fécond d’un grand maître, qui maîtrise son art, qui sait toujours employer le langage énergique du sentiment et des passions.

M. Le Gros, animé, et osons le dire, inspiré par le musicien, s’élève jusqu’à lui, et ajoute encore à la magie de son rôle par un jeu plein d’âme, de force et de pathétique. Ce n’est plus seulement le chanteur le plus admirable, mais l’acteur le plus vrai et le plus passionné. Mlle Beaumesnil semble jouer d’après elle-même et d’après le sentiment profond de son amour. Mlle Châteauneuf, qui la remplace dans le rôle d’Eurydice, doit aussi à cette musique d’avoir développé des

talents et une expression qui ne demande qu’à être exercés[2]. »


Bien d’autres formulèrent leur admiration avec moins de contrainte, et laissèrent libre cours à toute l’ardeur de leur enthousiasme. Telle Mlle de Lespinasse, dont l’âme tendre vibre à l’unisson des accents d’Orphée : ses lettres, durant trois mois de suite, expriment l’extase d’une jouissance incomparable et inconnue :

« L’impression que j’ai reçue de la musique d’Orphée, écrit-elle, a été si profonde, si sensible, si déchirante, si absorbante, qu’il m’étoit absolument impossible de parler de ce que je sentois : j’éprouvais le trouble, le bonheur de la passion… Cette musique, ces accens attachoient du charme à la douleur, et je me sentois poursuivie par ces sons déchirans : « J’ai perdu mon Eurydice. » — Je vais sans cesse à Orphée, et j’y suis seule : mardi encore j’ai dit à mes amis que j’allois faire des visites, et j’ai été m’enfermer dans une loge… — Mon ami, je sors d’Orhpée : il a amolli, il a calmé mon âme… — Je vous quittai hier par ménagement pour vous, j’étois si triste ! je venois d’Orphée. Cette musique me rend folle… mon âme est avide de cette espèce de douleur[3]. »

Jean-Jacques Rousseau témoigne de dispositions analogues. On a rapporté de lui des mots tels que ceux-ci : « Puisqu’on peut avoir un si grand plaisir pendant deux heures, je conçois que la vie peut être bonne à quelque chose. — Je ne connais rien de plus parfait que l’ensemble des Champs Élysées de l’opéra d’Orphée : partout on y voit la jouissance d’un bonheur pur et calme, avec un tel caractère d’égalité qu’il n’y a pas un trait ni dans le chant, ni dans les airs de danse qui passe en rien la juste mesure. » À ceux qui reprochaient à la musique de Gluck de manquer de mélodie, il répondait : « Je trouve que le chant lui sort par tous les pores[4] ». Il fit plus que d’exprimer ces opinions favorables dans un entourage plus ou moins restreint, car il écrivit une étude développée sur un des morceaux les plus importants, qu’il analysa avec force détails historiques, lesquels ne sembleront peut-être plus très probants aujourd’hui : mais le morceau et curieux, et mérite de trouver place parmi ce résumé des opinions exprimées par les contemporains sur l’œuvre de Gluck :

« … Quant au passage enharmonique de l’Orphée de Gluck que vous me dites avoir tant de peine à entonner, et même à entendre, j’en sais bien la raison… Vous sentez du moins la beauté de ce passage, et c’est déjà quelque chose, mais vous ignorez ce qui la produit, je vais vous l’apprendre.

C’est que du même trait, et, qui plus est, du même accord, ce grand musicien a su tirer dans toute leur force les deux effets les plus contraires, la ravissante douceur du chant d’Orphée, et le stridor déchirant du cri des Furies. Quel moyen a-t-il pris pour cela ? Un moyen très simple, comme sont toujours ceux qui produisent les grands effets. Si vous eussiez mieux médité l’article Enharmonique que je vous dictai jadis, vous auriez compris qu’il fallait chercher cette cause remarquable, non simplement dans la nature des intervalles et dans la succession des accords, mais dans les idées qu’ils excitent, et dont les plus grands ou les moindres rapports, si peu connus des musiciens, sont pourtant, sans qu’ils s’en doutent, la source de toutes les expressions qu’ils ne trouvent que par instinct.

Le morceau dont il s’agit est en mi bémol majeur, et une chose digne d’être observée est que cet admirable morceau est, autant que je puis me rappeler, tout entier dans le même ton, ou du moins si peu modulé que l’idée du ton principal ne s’efface pas un moment ; du reste, n’ayant plus ce morceau sous les yeux, et ne m’en souvenant qu’imparfaitement, je n’en puis parler qu’avec doute.

D’abord ce No ! [5] des Furies, frappé et réitéré de temps à autre pour toute réponse, est une des plus belles inventions en ce genre que je connaisse ; et si peut-être elle est due au poète, il faut convenir que le musicien l’a saisie de manière à se l’approprier. J’ai ouï dire que dans l’exécution de cet opéra l’on ne peut s’empêcher de frémir à chaque fois que ce terrible No ! se répète, quoiqu’il ne soit chanté qu’à l’unisson ou à l’octave, et sans sortir dans son harmonie de l’accord parfait jusqu’au passage dont il s’agit ; mais au moment qu’on s’y attend le moins, cette dominante diésée forme un glapissement affreux auquel l’oreille et le cœur ne peuvent tenir, tandis qu’au même instant le chant d’Orphée redouble de douceur et de charme ; et ce qui met le comble à l’étonnement est qu’en terminant ce court passage on se retrouve dans le même ton par où l’on vient d’y entrer, sans qu’on puisse presque comprendre comment on a pu nous transporter si loin et nous ramener si proche avec tant de force et de rapidité.

Vous aurez peine à croire que toute cette magie s’opère par un passage tacite du mode majeur au mineur et par le retour subit au majeur : vous vous en convaincrez aisément sur le clavecin, au moment que la basse qui sonnait la dominante avec son accord, vient à frapper l’ut bémol. Vous changez non de ton, mais de mode, et passez en mi bémol tierce mineure, car non seulement cet ut, qui est la sixième note du ton, prend le bémol qui appartient au mode mineur, mais l’accord précédent, qu’il garde à la fondamentale près, devient pour lui celui de 7e diminuée sur le appelant naturellement l’accord parfait mineur sur le mi bémol. Le chant d’Orphée : Furie, larve, appartenant également au majeur et au mineur reste le même dans l’un et dans l’autre ; mais aux mots : Ombre sdegnose, il termine tout à fait le mode mineur. C’est probablement pour n’avoir pas pris assez tôt l’idée de ce mode que vous avez eu peine à entonner ce trait dans son commencement ; mais il rentre en finissant au majeur, c’est dans cette nouvelle transition à la fin du mot sdegnose qu’est le grand effet de ce passage ; et vous éprouverez que toute la difficulté de le chanter juste s’évanouit quand, en quittant ce la bémol, on prend à l’instant l’idée du mode majeur pour entonner le sol naturel qui en est la médiante.

Cette seconde superflue ou 7e diminuée se suspend en passant alternativement et rapidement du majeur au mineur, et vice versa par l’alternative de la basse entre la dominante si bémol et la sixième note ut bémol ; puis il se résout enfin tout à fait sur la tonique dont la basse donne la médiante après avoir passé par la sous-dominante la bémol portant tierce mineure et triton, ce qui fait toujours le même accord de 7e diminuée sur la note sensible .

Passons maintenant au glapissement No ! des Furies sur le si béquarre. Pourquoi ce si béquarre et non pas ut bémol comme à la basse ? Parce que ce nouveau son (quoiqu’en vertu de l’enharmo-

  1. Mercure de France, septembre 1774.
  2. Mercure de France, octobre 1774.
  3. Lettres de Mlle de Lespinasse, août à octobre 1774.
  4. Journal de Paris, du 18 août 1788.
  5. On voit que Jean-Jacques écrivit cette étude d’après la partition italienne.